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Bienvenue sur mon blog

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Je pense souvent à des personnes que j’ai croisées et appréciées au fil des années, mais qui ne font pas partie pour autant des cercles limités d’amis que nous continuons à fréquenter. Je me demande ce qu’elles deviennent et surtout ce qu’elles font, en particulier pour celles et ceux qui, comme moi depuis plus de dix ans, ont quitté ce qu’il est convenu d’appeler la vie active, dénomination qui laisse entendre qu’elles sont désormais inactives. Pourtant, rien n’est plus commun que de constater, lorsque l’on rencontre un ou une retraité(e), qu’il ou elle n’a rien de plus pressé que de se déclarer plus occupé(e) que jamais. Depuis que notre nouveau statut nous a dispersés sur nos lieux de retraite, chacun s’affaire dans son coin. Mais à quoi ?

Imaginant que d’aucuns se posent la même question à mon sujet, j’ai entrepris de construire ce blog dont l’un des objectif est de leur apporter quelques réponses.

Comme beaucoup de retraités, ma femme et moi consacrons une partie de notre temps à nos parents (une seule des nôtres survit), à nos enfants (trois) et petits-enfants (deux), mais tous habitent loin de nous et nous ne les voyons que périodiquement, au prix de déplacements fréquents entre la région niçoise, Londres, Genève et nos deux points fixes : notre appartement de Montpellier et notre chalet du Mercantour.

Il y avait aussi notre vieux voilier, que nous entretenions toujours avec amour, même si rayon d’action s’était progressivement réduit autour de son port d’attache (Monaco). Mais nous avons décidé, fin 2023, de renoncer à nos croisières, la manoeuvre devenant de plus compliquée pour nous, voire dangereuse en cas de coup de torchon. Il fait désormais la joie d’un neveu de Dominique, qui s’en est épris il y a des années lors d’une virée en Corse. Je n’ai pas renoncé pour autant au bricolage, qui m’occupe principalement quand nous sommes au chalet, par exemple pour débiter du bois de chauffe comme pour conforter ou reconstruire les murs de pierre sèche qui soutiennent nos antiques restanques. Une tâche assez physique, très intéressante, à laquelle je m’adonne en solitaire. Tout comme à ces inoffensives activités (ré)créatives que je pratique depuis de longues années — avec nettement plus de plaisir que de talent, mais qu’importe.

C’est ainsi que je me fais tantôt écrivain, tantôt éditeur (comme dans le cas d’Errou ou d’une autre manière dans celui d’André Leroy, berger d’alpage), tantôt artiste peintre ou encore amateur-collectionneur d’art africain.

Les « oeuvres » disparates réunies ici sont sans prétention aucune, ce qui n’empêche pas que j’aie plaisir à vous les partager, parce que j’ai aimé les produire, et parce que, je dois le reconnaître, je suis fier de vous les présenter, tel un enfant ses derniers gribouillages. Elles sont plus ou moins anciennes ;  certaines sont en relation avec ma vie professionnelle passée, d’autres pas ; quelques-unes m’ont demandé beaucoup de travail (des années, dans le cas de L’Age d’or, mon dernier livre), d’autres pas. J’ai ainsi porté durant des décennies le projet de mon unique roman, Les crapauds meurent d’amour.

Les dessins et peintures que j’ai sélectionnés pour ce blog sont présentés dans la rubrique Galerie. Les écrits sont répartis entre les rubriques Ouvrages, Articles, Hommages et Nouvelles. J’espère qu’ils pourront vous plaire, vous intéresser, vous amuser…

Ce blog peut aussi, si vous le souhaitez, recueillir vos réactions et devenir le support d’un dialogue entre nous.

Soyez les bienvenus, en tout cas, sur mon blog !

Paysage de piémont (huile sur toile, 1972)

La vérité vraie sur l’existence de Dieu

Longtemps, j’ai laissé de côté la difficile question de l’existence de Dieu, faute de comprendre comment concilier d’une part l’impossibilité absolue d’expliquer la Création autrement que par une intervention divine et d’autre part le navrant constat de l’absence évidente de Dieu dans le Monde tel que nous le connaissons. 

Jusqu’à ce que les progrès de la physique me conduisent à une hypothèse qu’ils ne cessent de rendre de plus en plus crédible.

Reprenons.

La Création, d’abord. Au commencement du commencement, avant l’existence de quoi que ce soit, intervient la Création, qui est à l’origine de toute chose (si je n’ajoute pas « et de tout être vivant », c’est simplement parce que nous savons désormais que la vie n’a émergé que très longtemps après l’instant zéro). Nous ne connaissons pas la nature exacte de la matière qui a été créée à cet instant zéro, mais nous pouvons être certains qu’elle a progressivement donné naissance à tout ce qui a existé et qui a aujourd’hui disparu, à tout ce qui existe aujourd’hui et qu’elle donnera naissance à tout ce qui existera demain.

Dieu a créé le Monde. Si toutes les religions s’accordent sur ce point, c’est tout simplement parce qu’on n’arrive pas à penser autrement. Le Monde existe, et s’il existe, c’est qu’il a été créé. Il faut qu’il y ait eu un Créateur, c’est le point de départ. 

Donc, au commencement, Dieu crée ce que nous pouvons appeler la matière originelle. Pourquoi le fait-Il ? Parce qu’Il ne peut pas ne pas le faire. La création, c’est son truc. C’est dans sa nature. Dieu est le principe créateur, Il ne serait pas Dieu s’Il ne créait pas. Son existence se confond avec — et nous le verrons, se limite à — son action de Créateur, avec sa Création. 

La présence ou l’absence de Dieu au Monde, ensuite. Deux hypothèses opposées se présentent :

— Ou bien Dieu est ce démiurge omniscient et omnipotent que décrivent la plupart de ceux qui prétendent parler à sa place (force étant de constater qu’Il ne parle pas lui-même), à l’œuvre derrière le bruissement de la moindre feuille, l’évaporation de la moindre goutte de rosée, l’écroulement de la moindre vague, le moindre de nos gestes… Cette vision soulève de multiples questions : à quel trait de sa divine nature ce comportement obéit-il ? Autrement dit, dans quel objectif Dieu se donne-t-Il toute cette peine ? S’Il a un dessein, pourquoi tolère-t-Il un tel bazar ? Pourquoi laisse-t-Il libre cours au mal ? D’autres l’ont dit avant moi, il n’est pas pensable qu’Il joue… Alors ? Et s’Il souhaitait réellement montrer qu’Il intervient, se contenterait-Il vraiment de quelques minuscules miracles qui ne changent rien au cours des choses ? 

— Ou bien au contraire Dieu se tient à l’écart du Monde. Mais comment serait-ce possible ? Après l’avoir créé, aurait-Il pu se désintéresser du Monde au point de s’en détourner ? Cela semble hautement improbable. Il faudrait que sa création lui ait échappé, qu’elle l’ait déçu, qu’Il ait pensé qu’Il s’était trompé. Au point d’en avoir marre, au point de laisser tomber ? Impensable. Aucun théologien sérieux n’a jamais imaginé que Dieu puisse se tromper. 

Aucune de ces deux propositions n’est acceptable. Elles ne tiennent pas debout.

Dieu a créé le Monde, mais Il n’est pas partie en tant qu’acteur, ni même en tant que pilote, du mouvement du Monde. Il ne se tient pas non plus, en observateur détaché, à l’écart du Monde. Où est-Il ?

Pour le comprendre, il faut repartir du début. Du commencement du commencement. 

À (t0), Dieu s’est créé lui-même (ceci répond à l’éternelle question des sceptiques : « Et d’où vient Dieu lui-même ? ». Il ne vient de nulle part, Il s’est créé lui-même au début des temps).  Ça a été le premier événement. Avant, il n’y avait rien eu. Donc il n’y avait pas d’avant. En se créant, Dieu a créé et initié le temps. Et l’espace, bien entendu, puisque c’est quasiment la même chose : sans temps, pas d’espace, et vice-versa, tout le monde sait ça aujourd’hui.

Sitôt créé, Dieu savait qu’il Lui fallait créer le Monde. Il a commencé par créer la matière. Et l’énergie, ce qui est la même chose, et la lumière, ce qui est aussi la même chose, comme chacun le sait aussi. Ce que tout le monde ne sait pas, en revanche, c’est que la matière incorpore quelque chose que nous ne sommes pas habitués à considérer comme ayant une existence matérielle : les lois qui la régissent elle-même. Et pourtant, c’est bel et bien comme ça, les lois de la physique sont un attribut de la matière (et de l’énergie, et de la lumière, bien entendu). 

À (t0 + ε), Dieu tenait donc dans ses mains la matière originelle. Il commença à la pétrir doucement, respira un grand coup et dit « Allons-y ». En même temps, Il comprima la matière de toutes ses forces. Et tout explosa, comme le prévoyaient les lois de la physique. Dieu lui-même disparut dans la formidable explosion qu’Il avait provoquée, se fondant au sens propre dans sa propre Création. Sa mission était accomplie, si l’on peut dire (en fait, sa mission, c’était la Création, c’était Lui). Le Monde était créé. 

Ce fut le premier Bing-Bang. Dans un gigantesque éclair, la matière en fusion se dispersa dans toutes les directions de l’espace, formant un univers de poussières et de gaz en expansion rapide.

Peu à peu, le mouvement  de dispersion se ralentit, et au bout d’un moment les forces de gravitation prirent le dessus sur l’énergie cinétique, en sorte que le mouvement s’inversa. Les poussières commencèrent çà et là à se rassembler en amas, qui cessèrent progressivement de s’éloigner les uns des autres, puis commencèrent à se rapprocher, jusqu’à fusionner. Le mouvement s’accéléra, des trous noirs apparurent, qui commencèrent à tout avaler, puis à fusionner entre eux, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un seul, qui concentrait toute la matière de l’univers. Plus l’univers se rétractait, plus le temps s’accélérait, on voyait que ça allait mal finir. Il continua inexorablement à s’effondrer sur lui-même, jusqu’à retrouver le volume et la densité de la matière originelle. Et inévitablement, tout péta à nouveau. Ce fut le second Bing-Bang. 

Il est impossible de savoir combien de fois ce scénario s’est répété. Les scientifiques ont seulement réussi à établir que la dernière explosion a eu lieu il y a environ quatorze milliards d’années.

Entre ces grands feux d’artifice, la matière n’arrête pas de s’organiser, d’évoluer, sous l’influence des lois que Dieu y a mises au départ. Ces lois imposent en particulier, c’est important à comprendre, que l’univers ait une cohésion d’ensemble, une unicité, tout simplement parce qu’elles disposent que chaque fragment de matière exerce une influence sur tous les autres, cette influence étant proportionnelle à la fois à leur masse et à la distance qui les sépare. Il en résulte non seulement que l’univers est un tout mais aussi qu’il est très loin d’être homogène, puisqu’aucun fragment de matière n’a le même environnement qu’un autre et n’est donc soumis aux mêmes influences. De ce fait, malgré l’uniformité des lois qui la régissent, les arrangements locaux de la matière ne cessent de se diversifier et de se complexifier… en attendant de se ré-uniformiser à l’approche du prochain Bing-Bang. 

À l’heure actuelle, l’univers est encore en phase d’expansion, mais le mouvement se ralentit, et beaucoup de trous noirs sont déjà à l’œuvre. À une toute autre échelle, ce que nous vivons sur notre belle planète résulte tout aussi mécaniquement du processus initial de la Création, de la nature de la matière originelle et des lois que Dieu y a mises au départ, même si la complexité ambiante rend aussi illisibles qu’imprévisibles des évolutions telles que les mouvements de nos sociétés, de nos émotions, de nos pensées.    

À chaque fois que ça pète, tout est effacé, tous les compteurs sont remis à zéro. La matière est ré-homogénéisée. L’histoire accumulée par chaque grain de matière, la diversité, la complexité, tout cela est aboli. Il n’y a plus de passé. Le temps redémarre à zéro. Le Monde se re-crée tout seul, mais c’est toujours la Création initiale qui est à l’oeuvre.

Et c’est ainsi que Dieu est présent au Monde.

Agriculture durable : les fondements d’un nouveau contrat social ?

Courrier de l’environnement de l’INRA n°33, avril 1998 : 5-22

« Derrière le discours sur le développement durable, c’est en réalité un nouveau contrat social qui se profile pour les agriculteurs. Et l’on ne peut exclure que la durabilité s’avère, pour l’agriculture des prochaines décennies, un moteur aussi efficace que l’a été la recherche de la productivité au cours de la période précédente » 

Emergence d’une notion d’origine politique

La notion de sustainable development a fait son apparition officielle dans le discours politique lors de la publication en 1987 du rapport demandé par les Nations Unies à la commission présidée par Gro Harlem Brundtland[1], premier ministre norvégien, dans le cadre de la préparation de la Conférence de Rio-de-Janeiro, qui l’a consacrée cinq ans plus tard, en juin 1992 : « Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations du futur à répondre à leurs propres besoin ».

Cette notion s’est imposée, aux Etats-Unis d’abord, au début des années 80. Son émergence coïncida avec le tournant politique que prit alors la majorité des composantes du mouvement écologiste. Elle marquait l’évolution de son discours, qui passait d’une contestation radicale des modèles de développement dominants, an nom d’une conception très « écocentrée » de l’environnement et de sa préservation, et à ce titre très défensive vis-à-vis de l’action de l’Homme, à une conception plus « anthropocentrée » reconnaissant la légitimité du développement économique et social et cherchant à concilier les exigences de ce développement avec celles de la protection des ressources et des milieux naturels. Née de la dialectique entre conserver et construire, entre transmettre et transformer, la notion de développement durable répond à celle d’environnement et apparaît en quelque sorte comme son prolongement dans le sens de l’action. En ce sens, elle reprend des réflexions antérieures, et notamment la problématique de l’écodéveloppement prônée en France, dans les années 70, par Ignacy Sachs.

Si tous s’accordaient sur le constat de la mondialisation des problèmes et donc de la recherche des solutions, l’enjeu des longues discussions qui aboutirent à Rio à la reconnaissance solennelle de la nécessité de prendre en compte les revendications des écologistes dans l’action politique consistait essentiellement à négocier un compromis acceptable entre les trois parties représentant respectivement les intérêts de l’environnement, ceux des pays industrialisés du Nord soucieux de concilier développement économique et protection de l’environnement et ceux des pays du Sud, préoccupés exclusivement de développement économique et social à court terme. Il s’agissait donc, dans cette négociation triangulaire, de concilier les exigences du long terme et les nécessités du présent. Les premières sont au centre du discours écologiste. Les secondes, des discours économiques[2] et politiques. Ce compromis ne put être trouvé qu’en s’appuyant sur des considérations inspirées d’humanisme et de morale sociale. C’est en effet au nom de l’équité et de la solidarité entre les sociétés actuelles, d’une part, et les sociétés à venir, que fut élaborée la doctrine qui inspira la définition du rapport Brundtland.

Cette doctrine considère que la protection des ressources et des milieux naturels est une condition nécessaire pour assurer la durabilité du développement, la finalité ultime restant l’amélioration sur le long terme des conditions de vie des Hommes. Aux objectifs écologiques et économiques initiaux s’ajoutent ainsi des objectifs sociaux, politiques et géopolitiques, voire culturels. Bien entendu, cet élargissement multiplie les points de vue possibles sur la notion de durabilité et s’accompagne d’un foisonnement d’interprétations, encore enrichi par la diversité des sociétés impliquées et des niveaux d’organisation considérés.

Dans la majorité des cas cependant, la réflexion reste fondamentalement centrée sur les moyens concrets de concilier sur le long terme les dynamiques de développement avec la protection des ressources et des milieux naturels. Elle intègre ce que j’appellerai un principe de responsabilité et de subsidiarité, qui affirme que chacun est impliqué, à son niveau d’action, dans la poursuite de ces objectifs. Elle intègre également bien souvent ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « principe de précaution », qui appelle à prévenir les risques, notamment écologiques, sans attendre que leur réalité soit établie de manière indiscutable[3].

Des principes à l’action

Le concept de durabilité se construit graduellement dans la conscience collective, et ses traits évoluent au fur et à mesure de cette appropriation sociale, sous la pression des questions soulevées par sa mise en œuvre concrète.

La « durabilité faible » a marqué la première étape de ce processus. Reposant sur le principe de la subordination de l’environnement aux intérêts de l’espèce humaine, cette position qui se voulait « humaniste » reposait en réalité sur une auto-référence du développement au développement et conduisait en pratique à favoriser de manière systématique le bien-être immédiat de l’homme dans toute situation concrète d’arbitrage. Elle s’est avérée totalement inopérante en termes de gestion.

La « durabilité forte » qui lui a succédé dans les conceptions dominantes a marqué une seconde étape. Elle repose sur la remise en cause, plus ou moins complète, du principe de substituabilité[4]. Différentes propositions en découlent, par exemple d’identifier un noyau de capital naturel critique, non substituable, à protéger absolument. Ou encore à exiger la non-décroissance du capital naturel pris comme un tout. Le débat est très ouvert, mais il apparaît de plus en plus clair que, dans une perspective de gestion, la seule solution efficace consiste à donner à la durabilité un contenu environnemental autonome vis-à-vis du développement économique.

Quelle démarche peut-on imaginer pour rendre opératoires ces principes abstraits ?

La définition suivante peut, me semble-t-il, nous y aider : « Gérer, c’est agir délibérément dans le but d’influencer un système d’action en fonction de buts explicites formulés en termes de performances, donc appuyés sur un ensemble cohérent de jugements de valeur »[5]. Ceci signifie que le passage de modèles abstraits à des références concrètes, susceptibles de guider l’action, nécessite une opération de « traduction » que je propose, à des fins pédagogiques, de décomposer en trois temps :

Les principes d’une gestion durable doivent d’abord être traduits sous la forme d’un ensemble cohérent de ce que j’appellerai des « valeurs-objectifs ». Le partage social de ces valeurs d’ordre philosophique, éthique, politique, est une condition indispensable au déclenchement de l’action collective.

Dans un second temps, ces valeurs doivent elles-mêmes être déclinées en un ensemble de critères de performances ;

L’utilisation de ces critères débouchera enfin (troisième temps) sur l’élaboration de normes et de références pour l’action.

Les différentes phases de l’opération de traduction (qui dans la réalité ne se déroulent pas de manière successive, mais itérative) doivent, c’est un point important, mobiliser des collectifs de nature différente : schématiquement, c’est à des collectifs socio-politiques que revient le rôle de définir les valeurs-objectifs, et à des collectifs formés de scientifiques, de techniciens et de professionnels que revient celui de produire les connaissances nécessaires puis d’élaborer les références pour l’action.

En pratique, la fonction des connaissances ainsi produites sera à la fois objectivante et normative. La fonction d’objectivation, qui s’incarne dans le « diagnostic de situation », joue un rôle essentiel pour le déclenchement de l’action, par la prise de conscience de l’écart entre d’une part la situation réelle et son évolution, d’autre part la situation et l’évolution souhaitables, définies à la lumière des valeurs-objectifs retenues. Le diagnostic permet en outre de définir le contenu de l’action. La fonction normative des connaissances se traduit par l’élaboration de normes et de références, puis leur utilisation pour guider et évaluer l’action

Du développement durable à l’agriculture durable

Depuis la conférence de Rio, et malgré les difficultés enregistrées au début de l’année 97 lors du Sommet de la Terre de New York, la notion de développement durable poursuit son chemin, comme on a pu le constater plus récemment au Sommet de Kyoto (décembre 1997). La politique agricole en constitue un lieu d’application privilégié, en raison de l’importance des impacts environnementaux des activités agricoles et forestières à l’échelle mondiale, de leur implication dans l’aménagement du territoire, de leur rôle dans la qualité et la sécurité de l’alimentation, et des risques de crise auxquels est exposé ce secteur, comme l’a récemment rappelé l’affaire de la vache folle.

Cela dit, la prise en compte des impératifs environnementaux a été particulièrement laborieuse dans le secteur agricole français, en dépit de l’appel prémonitoire lancé en 1978 par Jacques Poly[6] en faveur d’ « une agriculture plus économe et plus autonome ». La mise en place dans le cadre européen, à partir de 1985, des premières Mesures agri-environnementales et notamment du fameux Article 19, n’est pratiquement pas suivie d’effet en France, alors que les britanniques, suivis des allemands et des néerlandais, mettent rapidement en place leurs dispositifs nationaux. C’est seulement à partir de 1989 que nous développerons les premières opérations expérimentales, l’impulsion décisive étant donnée en 1992-1993 par la réforme de la PAC. Longtemps réfractaires à toute remise en cause à fondement environnemental, les professionnels conviennent alors en maugréant que le modèle de développement suivi depuis trente ans pouvait soulever des problèmes. Vient alors l’heure de l’ouverture, encore timide, sur les multiples questions et les multiples partenariats que met en jeu la réflexion sur l’agriculture durable. Redéfinir les problèmes pour faciliter le changement et justifier la recomposition des alliances, définir un nouvel horizon qui permette aux adversaires d’hier de trouver des compromis autour d’objectifs communs, tels sont les enjeux stratégiques du concept d’agriculture durable et les raisons de son succès politique.

Dans de nombreux pays, quel que soit leur niveau de développement, la réflexion sur l’agriculture durable est ainsi d’actualité. Pour l’Union Européenne, la Déclaration de Cork (novembre 1996) a proposé de faire du concept de développement durable le pilier de la réflexion sur le développement rural pour les années à venir. En France, la Loi d’orientation agricole en préparation lui fera une large place, avec les Contrats territoriaux d’exploitation (CTE).

Il ne faut, je crois, ni s’exagérer ni sous-estimer la réalité du changement que cette évolution sanctionne et annonce à la fois. La montée en force de la notion de développement durable vient en effet recouvrir tout un ensemble d’initiatives dispersées qui tendaient à remettre en cause, à différents niveaux et à différentes échelles, les dynamiques et les modèles de développement antérieurs. Pour citer quelques exemples, les mesures en faveur de l’extensification des systèmes de production, les actions de développement local reposant sur des slogans du type « des hommes, un territoire, un produit », ou même l’Agriculture biologique, anticipaient sur cette évolution. On assiste depuis au moins vingt ans, dans le secteur agricole, à la construction sociale progressive des problèmes d’environnement et à l’évolution des mentalités vis-à-vis de ces problèmes. Le changement, de ce point de vue, n’est donc pas si profond. Mais la promotion politique du développement durable vient aujourd’hui offrir aux réflexions antérieures un cadre conceptuel global, et elle proposera probablement demain un cadre d’action unifié. Il y a là pour l’action politique un levier dont il est bien difficile d’évaluer aujourd’hui la puissance potentielle, c’est-à-dire la capacité à fédérer autour d’une démarche qualitative et non plus quantitative les acteurs du développement, à mettre en cohérence et en synergies des initiatives jusque-là dispersées, concurrentes, voire contradictoires, et à capter les financements publics.

Derrière le discours sur le développement durable, c’est en réalité un nouveau contrat social qui est proposé aux agriculteurs. Et l’on ne peut exclure que la recherche de la durabilité représente pour l’agriculture des prochaines décennies un « moteur » aussi efficace que l’a été l’la productivité au cours de la période précédente.

Sous l’égide du ministère de l’Agriculture et de l’ANDA, un travail pionnier de réflexion, d’animation et de synthèse méthodologique a été entrepris en France, depuis 1993, dans le cadre de l’expérimentation sur les « Plans de développement durable » (PDD). Ce travail a impliqué les organismes professionnels, la recherche (Inra et Cemagref) et surtout un millier d’agriculteurs répartis dans soixante petites régions agricoles. Appuyée sur le slogan « Une agriculture dynamique, partenaire de la nature, ouverte sur la société », cette expérimentation a permis de forger un certain nombre d’indicateurs de durabilité, de mettre au point des méthodes de diagnostic à différents niveaux d’organisation (diagnostic de territoire, diagnostic agri-environnemental, diagnostic d’exploitation), de développer une démarche d’ingénierie de projets, etc… Les « Contrats territoriaux d’exploitation » introduits par la Loi d’orientation agricole en préparation sont directement issus de cette expérimentation.

Un défi pour la recherche

Dans le discours des responsables de la recherche agronomique également, l’objectif de durabilité prend, depuis quelques années, une place croissante. La réforme récente de l’Inra s’inscrit clairement dans ce mouvement. Elle organise le renforcement des recherches sur la qualité des produits, en liaison plus étroite qu’auparavant avec les recherches sur les conditions de la production agricole et l’organisation des territoires, le renforcement des recherches consacrées à la nutrition humaine et à la sécurité alimentaire ; elle met en place une Direction scientifique intitulée « Environnement, Forêt et Agronomie », qui disposera de plus d’un tiers des moyens de l’INRA. Les documents de cadrage de la politique scientifique de cette nouvelle direction font largement référence à la durabilité. La recherche agronomique française se donne ainsi les moyens de développer dans un cadre cohérent les recherches qui permettront de répondre aux multiples questions que soulève, dans le domaine de l’agriculture et du développement rural, le débat sur le développement durable.

Il est clair, à ce sujet, que de nombreux travaux s’inscrivent d’ores et déjà dans cette perspective : les recherches sur la lutte biologique contre les ravageurs des cultures, sur la limitation des intrants et la maîtrise des effluents, sur l’extensification des systèmes de production, sur la qualité des produits, sur la gestion des espaces ruraux, en sont quelques exemples. L’enjeu consiste à fédérer en un tout cohérent ces travaux dispersés et à renforcer l’ensemble.

Cette volonté politique se heurte néanmoins au fait que les chercheurs éprouvent de sérieuses difficultés à s’emparer du concept de durabilité et à le traduire sous forme de questions et d’objets de recherche pertinents. Ceci est lié me semble-t-il à trois difficultés principales, qui trouvent leur origine dans le fonctionnement même de la recherche scientifique.

La première tient à la dimension éthique qui sous-tend la définition du développement durable et lui confère un caractère conventionnel et normatif étranger à la démarche classique de la science. Ceci met particulièrement mal à l’aise les chercheurs, qui considèrent non sans raison qu’il est de leur rôle d’étudier les phénomènes tels qu’ils sont, et non de décréter ce qu’ils devraient être. En m’appuyant sur l’analyse ébauchée plus haut, j’avancerai de ce malaise l’interprétation suivante : faute d’avoir suffisamment clarifié elles-mêmes, comme il est de leur devoir de le faire, la nature des valeurs-objectifs sous les traits desquelles notre société entend se représenter l’idéal de développement durable, les instances politiques ont jusqu’à présent eu trop tendance à rejeter sur les chercheurs et leurs partenaires du développement la charge de l’ensemble de l’opération de « traduction » que j’ai évoquée. Or ceux-ci n’ont pas la légitimité pour décider des valeurs-objectifs, leur rôle spécifique consistant à instrumenter ces valeurs, et bien entendu à participer en tant qu’experts, comme en tant que citoyens,  au débat social et politique sur ces valeurs.

Il est donc nécessaire, pour surmonter le malaise éprouvé par les chercheurs vis-à-vis du développement durable, que l’on clarifie les rôles de chacun et que les instances politiques, au sens large, assument plus nettement leurs responsabilités, pour poser aux chercheurs des questions apurées des dimensions politiques ou éthiques sur lesquelles ils n’ont pas prise.

La seconde difficulté, c’est celle qu’éprouvent de plus en plus les chercheurs à penser globalement, surtout dans les sciences de la nature, qui restent très dominées par le paradigme expérimental classique et par les approches analytiques et réductionnistes qui vont de pair. Cette difficulté se double de celles que l’on éprouve pour intégrer les connaissances issues des diverses disciplines concernées, et plus encore pour piloter de manière concertée les recherches menées dans chacune de ces disciplines. Le problème est encore aggravé lorsqu’il s’agir de faire travailler ensemble les sciences de la nature et les sciences de la société. Or tel est précisément le cas en l’occurrence, le concept de durabilité mêlant au minimum l’écologique, l’économique et le social.

Le corollaire de la difficulté ou du refus de penser globalement, c’est malheureusement l’incapacité à répondre aux questions de la société. Ceci milite à mon avis pour que les institutions de recherche prennent explicitement en charge, en tant qu’objet de recherche, la « traduction » scientifique du concept de développement durable à différents niveaux d’organisation, et s’attachent en priorité à produire des analyses critiques des « modèles de développement » de l’agriculture. C’est seulement au prix de ces clarifications interdisciplinaires qu’il sera possible de faire l’inventaire des questions à traiter, d’arrêter une stratégie de recherche globale et d’envisager les nécessaires approfondissements par thème ou par discipline.

A leur décharge, il faut dire que les chercheurs, particulièrement dans les instituts de recherche finalisée, sont soumis à une injonction paradoxale, dans la mesure où leur travail est de plus en  plus évalué sur des critères académiques et disciplinaires. Ceci se traduit par des réactions de rejet pur et simple, qui vont jusqu’à mettre en cause les notions même de demande sociale et de développement durable, considérées comme étrangères au domaine scientifique, et donc irrecevables. Suivant cette opinion, les problèmes globaux ne relèvent pas de la science, mais de la politique. Cette façon d’évacuer la demande sociale au nom de l’excellence scientifique n’est guère recevable, a fortiori au sein d’un organisme de recherche finalisée  : à qui d’autre qu’aux chercheurs, en étroite interaction avec leurs partenaires socio-économiques, pourrait-il revenir de traduire la demande sociale en questions de recherche ?

La troisième difficulté, qui n’est pas sans rapport avec la précédente, tient à la prise en compte de nouvelles échelles de temps et d’espace. Cette difficulté n’est pas nouvelle, mais elle est considérablement accrue par l’impératif du long terme qui est à la base du concept de durabilité et par l’élargissement concomitant des échelles spatiales concernées, imposé notamment, à l’extrême, par la mondialisation des échanges économiques et la prise en compte de changements écologiques globaux à l’échelle de la planète, tel l’effet de serre.

Ceci entraîne concrètement de très grandes difficultés méthodologiques et métrologiques, en particulier pour ce qui concerne l’évaluation des pratiques agricoles. Il ne s’agit plus seulement, en effet, d’évaluer les effets de ces pratiques, c’est-à-dire les transformations qu’elles entraînent au niveau des objets qu’elles visent directement (par exemple l’effet des pratiques culturales sur l’état du sol et la croissance de la végétation cultivée), mais aussi les conséquences qu’elles sont susceptibles d’entraîner à plus ou moins long terme sur n’importe quel autre objet ou système.

Il s’agit là, et c’est bien le problème, d’un défi quasi insurmontable pour le paradigme expérimental classique, qui cantonne par principe le chercheur dans un univers expérimental clos et étroitement contrôlé, « tout étant égal par ailleurs », alors que l’émergence de la notion de développement durable répond précisément à la prise de conscience du fait qu’il n’est plus possible de considérer que l’état et le devenir du monde sont indépendants de nos pratiques quotidiennes.

Le petit schéma de la figure 1, qui n’a l’air de rien de prime abord, explicite ce problème.

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Figure 1 : une grille spatio-temporelle pour évaluer les effets et conséquences des pratiques agricoles. Flèches horizontales : transerts spatiaux, influence du local sur le global. Flèches verticales : effets retardés, effets cumulatifs, effets de compensation, etc.

L’univers expérimental des sciences de la nature s’inscrit sauf exception dans la case située en haut et à gauche du schéma. La difficulté de sortir de cette case est déjà considérable lorsqu’il ne s’agit que d’étudier les effets des pratiques étudiées (que l’on songe par exemple aux difficultés rencontrées pour suivre les transferts spatiaux des produits polluants issus des intrants agricoles ou les effets à moyen et long terme des pratiques d’élevage sur la santé animale). Elle devient comme je l’ai dit proprement insurmontable lorsqu’il s’agit d’évaluer les conséquences de ces pratiques sur le reste du monde, c’est-à-dire précisément sur tout ce qui n’est pas contenu dans l’univers expérimental. Quel dispositif expérimental pourrait-il répondre à la question de l’influence de l’amélioration génétique de la production laitière sur l’emploi ou sur l’occupation du territoire par l’élevage bovin laitier ? Aucun. On est là dans le domaine des problèmes complexes, des recherches en situations réelles, singulières, ni maîtrisées ni répétables, à mille lieux de la comparaison à des « témoins », du « tout égal par ailleurs » et de l’universalité postulée des résultats expérimentaux. C’est donc en d’autres termes que la question doit être posée.

Comment la recherche agronomique peut-elle construire un cadre d’analyse global pertinent face aux questions qui lui sont posées en termes de développement durable ? Je n’ai bien entendu aucune solution miracle à proposer, seulement des éléments de réflexion plus ou moins disparates. En ce qui concerne les dispositifs et les démarches de recherche, on pense inévitablement au développement de la pluridisciplinarité, des approches systémiques et de la modélisation[7]. Pour importants qu’ils soient, ce ne sont cependant pas de ces aspects que je traiterai ici, mais plutôt de ceux qui sont liés aux fonctions-clés que dans notre jargon de chercheurs nous appelons les fonctions de problématisation et d’instrumentalisation, c’est-à-dire des manières de poser et de traiter concrètement le problème du développement durable en agriculture.

Les composantes de la durabilité à l’échelle des exploitations agricoles

« Un développement durable, c’est d’abord un développement viable aujourd’hui »[8]. Cette formule s’applique en particulier aux cellules de base de l’activité agricole : les exploitations agricoles. Je privilégierai ce niveau d’organisation pour illustrer mon propos et montrer sur cet exemple, sans aucune intention normative, comment il est possible en pratique de décliner le concept de développement durable pour lui donner un contenu concret, susceptible de fonder la formulation de questions de recherche, la construction d’outils de diagnostic et l’élaboration de références. Je m’appuierai pour ce faire sur les travaux d’une instance socio-politique qui a été mise en place par le ministère de l’Environnement : la Commission française du développement durable (CFDD). Cette instance a eu le mérite d’expliciter les valeurs-objectifs qu’elle propose, dont les principales sont les suivantes : équité sociale, emploi, occupation du territoire, préservation de l’environnement et de la biodiversité[9].

On peut dire, à propos de la durabilité du développement des exploitations agricoles, ce que l’on dit de la reproduction de tout système ouvert : elle résulte des rapports que l’exploitation entretient avec son environnement, au sens le plus large du terme. Ces rapports, je propose de les classer sous quatre grandes rubriques (figure 2) :

–       le lien économique renvoie au marché et à l’insertion de l’activité productive des exploitations dans des filières amont et aval, à travers notamment les produits qu’elles mettent sur le marché ;

–       le lien social renvoie à l’insertion des agriculteurs et de leur famille dans les réseaux principalement locaux de relations non marchandes, relations avec les autres agriculteurs comme avec l’ensemble des autres acteurs sociaux ;

–       le lien entre générations est une dimension particulière du lien social. Je la distingue ici parce qu’elle renvoie à la fois à l’un des fondements du système de l’agriculture familiale, la transmission des exploitations d’une génération à l’autre à l’intérieur de la famille ainsi qu’à l’idéal de solidarité entre générations, qui est au cœur de la définition du développement durable ;

–       le lien écologique ou environnemental, enfin, renvoie aux rapports entre l’activité agricole et les ressources et milieux naturels, avec pour enjeu principal le renouvellement des ressources naturelles sur le long terme (ressources en eau et en sols principalement).

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Cette classification simple des types de relations que les exploitations entretiennent avec leur environnement permet (même si ces types de relations ne sont à l’évidence pas complètement indépendants entre eux) de clarifier la question. En m’inspirant d’une expression popularisée par l’Institut de l’Elevage, j’avancerai donc la formule suivante : « Qu’est-ce qu’une exploitation agricole durable ? C’est une exploitation viable, vivable, transmissible et reproductible » (figure 3).

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Examinons maintenant de plus près les critères de performances à travers lesquels il est possible de décliner ces quatre composantes de la durabilité des exploitations de manière à traduire sous une forme opératoire les valeurs-objectifs citées plus haut, ce que j’appelle instrumentaliser le concept de durabilité.

La viabilité dépend d’abord du niveau moyen de revenu, qui est lui-même fonction des revenus de la production d’une part, du montant des concours publics à l’agriculture, primes et subventions diverses, d’autre part. Il est utile d’y rajouter, dans une perspective élargie au système famille-exploitation, les revenus liés aux activités non-agricoles des ménages (que ces activités soient ou non liées à l’exploitation) et d’une manière générale l’ensemble de leurs revenus, quelle qu’en soit l’origine. La durabilité dépend de la sécurisation à long terme de chacune de ces sources de revenus.

Pour ce qui concerne les revenus de la production, on peut retenir deux aspects principaux :

–       la sécurisation du système de production, qui dépend de ses performances technico-économiques, mais aussi de qualités globales telles que son autonomie, son caractère plus ou moins diversifié, sa souplesse et sa sensibilité aux aléas de toute nature. Ces qualités sont plus ou moins liées entre elles : ainsi, les systèmes autonomes et diversifiés sont généralement considérés comme plus souples et plus sûrs que les autres. La sensibilité à la sécheresse des systèmes laitiers herbagers est parfois citée comme un contre-exemple de cette relation entre autonomie et sécurité, mais seule une comparaison pluriannuelle permettrait d’en juger. Si les performances des systèmes d’élevage extensif varient en effet plus largement que celles des systèmes intensifs sous l’influence des aléas climatiques, cette variabilité ne met que rarement en cause l’équilibre de ces systèmes : le risque n’est pas fatalement associé à l’aléa[10].

–       la sécurisation des débouchés et des prix, qui est négociée avec les participants de la filière aval, la définition de la qualité des produits représentant le point-clé de cette négociation. L’un des principaux enjeux qui se joue dans cette négociation est en fait l’indépendance des producteurs, c’est-à-dire leur capacité à conserver à leur exploitation le statut de centres de décision autonomes, par opposition à ce qu’il est convenu d’appeler leur intégration dans la filière. Je considère que cette indépendance représente également un facteur important de la durabilité des exploitations.

La « vivabilité » traduit la qualité de vie de l’exploitant et de sa famille, qui dépend à la fois :

–       de facteurs endogènes, propres au système famille-exploitation considéré : charge mentale liée à la capacité de maîtriser le fonctionnement du système et à assumer les risques encourus, stress, charge de travail, astreintes, conditions et pénibilité du travail, risques physiques dans certains cas… Les seuils de tolérance varient beaucoup selon les individus, leur âge, leur origine, leur projet de vie et les compensations positives qu’ils trouvent dans l’exercice de leur métier. Il est à noter que dans la plupart des cas, la diversification des activités est vécue positivement par les intéressés, quoiqu’elle entraîne en général un surcroît de travail.

–       de facteurs exogènes, comme l’insertion dans les réseaux professionnels locaux, l’entraide, l’accès aux services et les relations de proximité d’une manière générale. Ces facteurs sont fonction de la densité et de la qualité du tissu agricole et rural local, de l’intensité et de la qualité des relations entre les agriculteurs et les autres acteurs locaux, et en particulier de la diversification des relations de partenariat dans lesquelles s’engagent les agriculteurs, question dont l’importance a été soulignée à juste titre par l’expérimentation PDD.

La « transmissibilité » est très liée à la qualité des relations sociales et économiques que nous venons d’évoquer et à la place de l’agriculture dans la dynamique locale de développement. L’image de l’activité agricole, la représentation dans la société locale des métiers de l’agriculture et des modes de vie des agriculteurs, les valeurs qui lui sont associées sont en effet des facteurs déterminants de la motivation des jeunes à reprendre les exploitations.

Un problème particulier est relatif à l’image que se forment les futurs agriculteurs des exploitations de leurs parents à travers les schémas de pensée qui leur sont transmis durant leur formation. On peut penser à cet égard que le message techniciste et productiviste qui a largement dominé l’enseignement professionnel agricole au cours des dernières décennies n’a pas contribué à faire évoluer l’agriculture française dans le sens d’une durabilité accrue.

Se posent en outre divers problèmes pratiques liés à la succession. Ces problèmes d’ordre familial, juridique et financier sont aujourd’hui alourdis par l’accroissement des capitaux immobilisés, suite à la concentration des moyens de production, foncier, équipements, droits à produire… Ils se compliquent du fait de l’évolution des formes et des conditions d’exercice, que reflètent mal les textes réglementaires. Je citerai à ce sujet le problème-clé de l’évaluation de l’entreprise agricole, face au développement des actifs incorporels, qui ne se limitent plus, tant s’en faut, aux baux ruraux : les quotas betteraviers et laitiers, les droits à primes bovines, ovines et caprines, les droits de plantation viticoles, etc., sont en principe hors marché. Les contrats, les marques et labels, les clientèles posent également de délicats problèmes d’évaluation et de transmission[11].

Faut-il rappeler que l’agrandissement des structures, tendance lourde de l’évolution actuelle, entre mécaniquement en concurrence avec toute politique d’installation ? Il alourdit en outre la transmission des exploitations et peut, de ce point de vue, faire apparaître des contradictions entre l’amélioration de la viabilité des exploitations et leur transmissibilité. Des solutions innovantes devront être inventées pour faire face à ce type de difficultés. L’agrandissement rend aussi encore plus difficile l’installation hors cadre familial, déjà très pénalisée dans la pratique, et qui apparaît pourtant de plus en plus comme un complément indispensable aux successions familiales.

L’enjeu, c’est l’emploi agricole, la place de l’agriculture dans la société rurale et plus globalement l’avenir de l’agriculture familiale elle-même.

La « reproductibilité » environnementale reconnaît diverses composantes. La première est la qualité écologique des pratiques agricoles, appréciée à travers leurs effets sur les ressources naturelles, le sol, l’eau, l’air… D’une manière générale, dans le contexte des pays développés, les effets négatifs de l’activité agricole sur l’environnement ne mettent qu’exceptionnellement en cause la poursuite de cette activité, du moins ici et maintenant, contrairement à ce que l’on peut observer par exemple dans les pays tropicaux, où une moindre maîtrise technique, conjuguée à la grande fragilité de certains milieux, entraîne parfois des dégâts considérables en très peu de temps. La majeure partie des problèmes concerne les conséquences des pratiques agricoles à distance (diffusion de polluants dans les nappes phréatiques, les cours d’eau, les estuaires, la mer) et/ou à long terme (accumulation de polluants dans les sols, déclenchement de processus érosifs, etc.). Localement, ce sont donc essentiellement des conséquences en retour qui affectent indirectement la durabilité de l’activité agricole : réglementations restrictives, mesures fiscales, détérioration de l’image des systèmes de production et des produits, etc. De ce point de vue, l’acceptabilité sociale des systèmes de production dépend de la qualité du lien écologique.

D’une manière générale, la diversité des systèmes de production et des itinéraires techniques, leur adaptation aux milieux locaux, sont des facteurs importants de la qualité du lien écologique. L’uniformisation des techniques de production, tendance constamment associée à la conception dominante, qui assimile le progrès technique en agriculture à la « maîtrise du milieu », est un facteur de risque, aussi bien en termes de biodiversité qu’en termes d’érosion, de dégradation des sols, voire de pollution, lorsqu’elle s’accompagne d’une intensification généralisée des pratiques productives.

Le lien écologique s’incarne dans le lien au territoire, qui devient un axe central du développement local, comme en témoigne la montée des « nouvelles fonctions » de l’agriculture (protection de l’environnement et de la biodiversité, entretien de l’espace, production de paysage, aménagement du territoire). Cet aspect de la durabilité est particulièrement important en élevage, parce que le lien au sol y est beaucoup plus labile qu’en production végétale, et donc susceptible de se distendre, voire de disparaître, comme dans les systèmes d’élevage hors-sol.

La qualité du lien écologique prend enfin une dimension symbolique, à travers la qualité des relations homme-nature dans les représentations sociales de l’activité agricole. Cette dimension symbolique retentit de plus en plus fortement sur l’ensemble des autres « liens ». L’image des systèmes de production devient par exemple une composante essentielle de la qualité des produits agricoles. De même, l’idée que se font les consommateurs de la qualité des relations homme-animal et du bien-être animal deviendra probablement un facteur de plus en plus important de la durabilité des systèmes d’élevage.

La perspective du développement durable souligne le fait que l’avenir des exploitations agricoles ne peut plus être évalué exclusivement, comme on a encore trop souvent tendance à le faire, à l’aune de leurs performances technico-économiques. Il apparaît donc nécessaire, pour se placer dans la perspective du développement durable, de réviser notre façon d’évaluer les systèmes d’exploitation, de préciser les valeurs qui fondent cette démarche, de forger des indicateurs qui les traduisent concrètement et d’élaborer les référentiels correspondants. L’approfondissement de cette démarche, qu’a adoptée par exemple l’expérimentation PDD, et qu’il convient de poursuivre, sans tomber pour autant dans le piège d’une « objectivation » normative de la durabilité des systèmes d’exploitation, représente un enjeu important pour tous les acteurs du développement rural.

Je me suis focalisé sur le niveau de l’exploitation agricole. Mais la réflexion doit se prolonger à d’autres niveaux d’analyse. Je pense en particulier à deux d’entre eux :

–       celui des agricultures locales tout d’abord : il n’y a pas d’exploitations vivantes dans des agricultures mortes ! Je ne développerai pas ici cet aspect, qui a été abordé notamment dans l’expérimentation PDD, à travers le « diagnostic de territoire ». Il me semble qu’une démarche comparable à celle qui a été appliquée à l’exploitation permet d’identifier un certain nombre de variables indicatrices de la durabilité des agricultures locales, telles que l’ouverture de la profession agricole sur la vie politique et sociale locale et la qualité de son partenariat, l’organisation des filières et la maîtrise collective de la qualité des produits mis en marché, la diversité et la complémentarité des systèmes de production en présence, en particulier pour ce qui concerne l’occupation du territoire, la valorisation de ses ressources, la qualité des paysages produits…

–       celui de ce que j’appelle les « modèles de développement », cette expression recouvrant l’ensemble plus ou moins cohérent des grands choix techniques et économiques qui déterminent l’évolution d’un secteur de production agricole.

Soyons clairs : les analyses s’accordent pour conclure que l’existence de trajectoires de développement durables, conciliant la croissance du capital «fabriqué» avec la protection du capital «naturel» est conditionnée par la dynamique du progrès technologique. Malheureusement, la réflexion sur le progrès technique se préoccupe par nature, si je puis dire, davantage du contenu que du contenant. Par exemple, les discussions sur les technologies automobiles « propres » oublient de considérer les grands choix qui sont derrière : ceux du véhicule individuel, du transport routier, etc. Or ce sont ces choix-là, c’est-à-dire ceux qui portent sur ce que j’appelle les modèles de développement, qui sont réellement déterminants pour l’avenir. Il en va de même en agriculture où la réflexion sur la durabilité des modèles de développement, bien qu’absolument fondamentale, me semble trop rarement abordée. Je vais donc tenter d’expliquer brièvement dans quel esprit nous devons je crois nous attaquer à cette réflexion.

Regard sur la durabilité des modèles de développement

Que nous le voulions ou non, l’agriculture moderne est devenue ce que d’aucuns appellent un « mégasystème technologique », à l’instar du nucléaire ou de la médecine, pour prendre des exemples très différents. La conséquence, c’est que, comme les autres systèmes technologiques, l’agriculture est de plus en plus soumise à des risques qui sont eux-mêmes d’origine technologique. Ces risques peuvent sont de deux types principaux :

  • les risques technologiques majeurs, caractérisés par une probabilité très faible mais des conséquences très graves. La catastrophe de Tchernobyl, les scandales du sang contaminé et de l’hormone de croissance en sont des exemples. En élevage, l’apparition de l’Encéphalopathie spongiforme bovine, première épizootie technogène connue, en est une autre illustration (si tant est que son origine soit effectivement liée à la défaillance des techniques industrielles de stérilisation des déchets d’équarrissage utilisés pour la fabrication des farines de viande au Royaume-Uni).
  • Les risques de rejet par la société des techniques utilisées. Ce rejet peut lui aussi entraîner des conséquences très importantes : les protestations des mouvements écologistes ont ainsi entraîné l’abandon du programme nucléaire allemand. Le boycott du « veau aux hormones » et plus récemment la crise de la vache folle et la désaffection temporaire des consommateurs vis-à-vis de la viande bovine témoignent de la prégnance particulièrement forte de ce type de risque dans le domaine agricole (et tout spécialement en élevage), en raison de l’hypersensibilité de nos sociétés en matière de santé et de sécurité alimentaire.

Ces risques sont générateurs de crises qui manifestent à mon avis le caractère non durable de certains modèles techniques de développement et qui s’accompagnent de conséquences hautement indésirables, en particulier pour les exploitants agricoles. Favoriser l’évolution vers un développement durable tout en évitant ces crises constitue donc, je crois, un objectif pertinent. Il s’agit en fait de maîtriser l’utilisation des techniques, et en particulier d’éviter que s’applique la fameuse Loi de Gabor : « Tout ce qui est techniquement réalisable sera réalisé, quoiqu’il en coûte sur le plan moral ».

Le problème-clé, du point de vue du développement des techniques, est donc celui de la prévision et de la gestion des risques, puisqu’aussi bien la technique n’aura jamais le pouvoir de nous éviter l’incertitude et les risques dont s’accompagne toute visée d’avenir. Identifier et évaluer les risques liés au développement technologique, appliquer le principe de précaution sans tomber dans un immobilisme stérilisant, c’est donc contribuer à construire la durabilité du développement de l’agriculture. C’est dans cet esprit qu’il convient je crois d’examiner les modèles de développement qui sous-tendent le développement actuel des différents secteurs de notre agriculture.

Travaillant sur les systèmes d’élevage des ruminants, je me suis personnellement livré à cet exercice à propos de l’élevage bovin laitier[12].

J’en concluais que le modèle de l’intensification de la production laitière, qui repose sur l’agrandissement continu des exploitations et des troupeaux, sur l’amélioration génétique des performances de production des vaches laitières et l’hégémonie de la race Prim’Holstein, et sur le recours croissant au maïs ensilage, au détriment de l’utilisation des surfaces en herbe, entre en contradiction avec la plupart des valeurs-objectifs d’un développement durable, et s’avère porteur de différents risques technologiques, dont les plus importants sont de nature environnementale.

Le modèle de développement de l’élevage porcin, qui est entré dans une crise ouverte, mériterait de même une analyse approfondie. Faute de compétences suffisantes, je ne ferai qu’esquisser ici cette analyse, à titre d’illustration de la démarche que je préconise.

Elevage porcin : où mène la concentration de la production ?

Le porc étant un omnivore, et non un herbivore, le lien au territoire est beaucoup moins fort en l’élevage porcin qu’en élevage bovin : il y a longtemps que l’on ne mène plus les porcs au pâturage et que la grande majorité des animaux est conduite en élevage hors-sol. Dans ces conditions, la concentration de la production et l’accroissement de la taille des unités de production s’est faite quasi-indépendamment des surfaces disponibles. Ce processus a entraîné des conséquences particulièrement négatives en termes de pollution organique : odeurs, contamination microbiologique des eaux, pollution azotée, etc. Ces conséquences sont d’une telle gravité qu’elles ont suscité dans nombre de pays la mise en place de mesures tendant à réglementer le développement de l’élevage porcin hors-sol. Aux Pays-Bas, principal concurrent de la France, la situation était tellement dégradée que ce pays a dû adopter une réglementation qui a pratiquement bloqué ce développement depuis 1989. Ce blocage a directement bénéficié à l’élevage français, qui en a profité pour se développer de plus belle. Entre 1985 et 1995, la production a augmenté d’environ 40 %.

Le paradoxe est que l’essentiel de ce développement a été le fait des zones en excédent structurel (ZES), c’est-à-dire des zones où la concentration de l’élevage est déjà si forte qu’elles sont incapables de recycler leurs effluents azotés, fumiers et lisiers. Ainsi, les départements bretons, qui concentrent plus de la moitié de la production nationale de porcs (et où de surcroît l’élevage porcin est associé à l’élevage bovin laitier et avicole), ont augmenté leur production porcine de 70 % durant cette période.

Dans les ZES, les contraintes réglementaires ont pour effet d’augmenter les coûts de production. La Directive Nitrates de la CEE, en limitant l’épandage à 170 Unités d’azote organique par hectare, a déclenché une course au foncier qui contribue à ce renchérissement. Pour y faire face, les éleveurs ont encore concentré les structures de production tout en renforçant leur recherche de productivité. Ainsi, les élevages naisseurs-engraisseurs bretons, qui comptaient en moyenne 53 truies en 1988, en comptaient 90 en 1990 et 127 en 1994.

S’agit-il d’un développement durable ?

La peste porcine, un risque technologique majeur ?

J’évoquerai d’abord l’épizootie de peste porcine qui ravage depuis des mois l’élevage néerlandais, avec des conséquences économiques catastrophiques (le cheptel a déjà été réduit de plus d’un tiers). La France en est aujourd’hui indemne, grâce à un dispositif sanitaire particulièrement efficace. Mais les spécialistes estiment que notre pays n’est pas pour autant à l’abri. La transmission de cette maladie virale est en effet favorisée par deux facteurs directement liés au système technique de production : la densité du cheptel et l’intensité des échanges d’animaux (principalement, de porcelets) entre élevages. L’évolution enregistrée aujourd’hui sur ces deux variables conduit donc à accroître le risque sanitaire.

Aux Pays-Bas, les pouvoirs publics ont profité de la fonte des effectifs pour décider que le cheptel ne pourrait pas revenir à son niveau antérieur. La crise joue ainsi son rôle, en dénouant les tendances qui l’ont fait naître. Mais le prix à payer est exorbitant, et il est à souhaiter que l’élevage porcin français saura s’éviter un tel cataclysme.

Quel lien environnemental ?

Sur le plan de l’environnement, le sens de l’évolution ne fait malheureusement guère de doute. Les réels efforts engagés en faveur de la maîtrise des pollutions sont loin d’être à la hauteur des enjeux et sont battus en brèche par la poursuite du processus de concentration : dans les ZES, le déséquilibre s’est accru. Une fois épuisés les moyens qui permettent de réduire la pollution à la marge (principalement en réglant mieux les apports alimentaires pour limiter la teneur en azote des effluents), le traitement industriel des lisiers apparaît comme la seule solution qui permette de ne pas remettre en cause le modèle de développement adopté. C’est donc la solution sur laquelle reposent actuellement tous les espoirs. Encore faudrait-il que les méthodes choisies n’aboutissent pas à relarguer dans l’atmosphère, sous forme d’ammoniac, une partie de l’azote contenu dans les produits traités. Faute de quoi, il ne s’agirait certainement pas d’une solution durable. L’ammoniac est un gaz polluant à fort effet de serre, et la Bretagne ne pourra pas durablement se débarrasser de l’ammoniac qui l’empoisonne en le confiant tout bonnement aux vents d’Ouest. Confrontés au même problème, les Néerlandais et les Allemands sont, sont pour leur part, extrêmement attentifs aux rejets atmosphériques d’ammoniac.

Quel lien social ?

Considérons d’abord les effets de la concentration sur l’emploi. Le constat est simple : plus les élevages sont importants, moins ils créent d’emploi. Ainsi, les porcheries comptant entre 100 et 200 truies créent en moyenne deux fois plus d’emplois que les porcheries qui comptent plus de 200 truies (un travailleur pour 46 truies contre un travailleur pour 93 truies).

Un autre problème concerne l’évolution des modèles techniques de développement de la production porcine. Revenons un peu en arrière : traditionnellement, le naissage était une activité consommatrice de main d’œuvre, répartie en petits ateliers dans des exploitations disposant de peu de capitaux. Mais la plupart de ces ateliers ont aujourd’hui disparu, et ce secteur est aujourd’hui moribond, parce que la profession n’a jamais réussi à trouver une solution équilibrée et équitable pour régulariser le marché du porcelet, extrêmement instable (les prix varient du simple au double selon la conjoncture). Le secteur engraissement, plus concentré, caractérisé par son caractère spéculatif, a prospéré aux dépens des naisseurs, avec une rémunération du travail en moyenne deux fois supérieure et une meilleure rentabilité du capital. Finalement, ce déséquilibre chronique a assuré le succès du modèle naisseur-engraisseur, le plus fiable sur le plan sanitaire, sur lequel a reposé l’essentiel du développement jusqu’à ces dernières années, spécialement dans l’Ouest.

Aujourd’hui, le degré de concentration spatiale auquel on en est parvenu en Bretagne impose, qu’on le veuille ou non, un redéploiement géographique, d’ailleurs entamé au profit des régions voisines, Pays de Loire et Basse-Normandie. Cependant, des créneaux potentiels de développement de l’élevage porcin existent ailleurs, dans pratiquement toutes les zones céréalières, dont les exploitations disposent à la fois de céréales et d’oléoprotagineux susceptibles de fournir l’essentiel d’une ration bon marché et des surfaces nécessaires à l’épandage. En dépit des résistances d’ordre culturel et du manque de savoir-faire qui constituent des obstacles réels, mais non infranchissables, à l’adoption de la production porcine, les céréaliers manifestent, un peu partout, un intérêt croissant pour cette production. Disposant de capitaux, mais de peu de main-d’œuvre, ils s’intéressent à l’engraissement, voire au modèle nouveau du post-sevrage-engraissement, plutôt qu’au naissage, plus technique, plus exigeant en main-d’œuvre et nettement moins rémunérateur. On en est sans doute à une période charnière, dont les enjeux sont à la fois la redistribution spatiale de la production et la redéfinition des modèles techniques, avec un retour de la séparation des ateliers de naissage et des ateliers d’engraissement, ou plus probablement de post-naissage-engraissement.

Dans ce contexte, le problème qui commence à se poser un peu partout est celui de l’approvisionnement en porcelets. D’un côté, les éleveurs des zones les plus concentrées de France et des autres pays européens, qui disposent de capitaux et de savoir-faire, cherchent logiquement à délocaliser en priorité l’engraissement et exportent des porcelets. C’est bien entendu le cas des éleveurs bretons, qui désirent conserver la maîtrise de l’ensemble de la filière de production, et souhaiteraient implanter en zones céréalières, là où cela sera possible, et là où la main d’œuvre est le meilleur marché, des ateliers d’engraissement intégrés. De l’autre côté, les opérateurs locaux cherchent à sécuriser leur approvisionnement, ce qui les conduit à créer des maternités collectives, ateliers industriels de grande dimension (500 à 1000 truies, voire davantage) conduits par des salariés. Enfin, certains groupements de producteurs ou certaines firmes d’alimentation du bétail montent des maternités fonctionnant sur le même modèle dans l’objectif de créer la demande en incitant les céréaliers à monter des ateliers de post-sevrage-engraissement. C’est par exemple la démarche de la firme Sanders, qui construit un atelier de naissage en Picardie. Ce qui se profile derrière cette dernière évolution, c’est tout simplement le modèle d’intégration qui s’est imposé en élevage avicole.

La situation est donc très ouverte, et il est clair que des enjeux de plus en plus stratégiques pèsent sur le naissage et sur l’organisation du marché des porcelets. La solution durable en termes d’emploi, d’occupation du territoire et de protection de l’environnement consisterait à adopter à l’échelle nationale une politique résolue d’installation de jeunes sur de petites structures d’élevage naisseur, en leur garantissant des débouchés et des prix stables assurant la viabilité de leurs exploitations. Cela supposerait de la part de la profession une prise de position nouvelle en faveur de l’installation, la contractualisation des échanges, le renoncement au caractère spéculatif de l’engraissement… Fera-t-on ces choix ? Il ne semble pas qu’on s’y prépare. A l’inverse, c’est je le crains l’industrialisation complète de l’élevage porcin en France qui est en marche, y compris la création de fermes-usines de très grandes dimensions, avec toutes ses conséquences sociales et politiques que pourtant la profession récuse ou feint de récuser.

Or l’industrialisation de l’agriculture ne peut apparaître comme une voie de développement durable, à la lumière de ce qui a été dit plus haut des objectifs poursuivis. Une agriculture durable repose en effet sur des exploitations susceptibles de remplir dans la durée, individuellement ou collectivement, à l’échelle locale, les trois fonctions que l’on s’accorde aujourd’hui à reconnaître aux agriculteurs :

–       une fonction économique de production de biens et de services, soutenant directement ou indirectement la création d’emplois ruraux ;

–       une fonction sociale d’occupation du territoire, d’animation du monde rural et de transmission d’un patrimoine culturel spécifique ;

–       une fonction écologique de protection de l’environnement et d’entretien de l’espace rural[13].

Sur ce point, la Déclaration de Cork sur le développement rural est, dans son soutien à une exploitation familiale autonome, diversifiée, pluri-active, créatrice d’emplois et gestionnaire du territoire, plus résolue que beaucoup des discours que l’on entend en France. La Commission française du développement durable, qui conclut dans son rapport 1996, évoqué plus haut, à la nécessité de « réorienter les soutiens, actuellement quasi-exclusivement consacrés aux produits, vers les hommes et les territoires », va dans le même sens.

Conclusion : Vers une agriculture retrouvée ?

A l’évidence, la discussion sur la durabilité des modèles de développement nous ramène donc sur le terrain d’où nous étions partis, qui est celui des choix politiques. Et je pense que le nouveau contrat social que la société propose aux agriculteurs derrière le projet de développer une agriculture durable représente pour l’agriculture un enjeu politique essentiel.

J’aimerais dire, pour conclure, qu’il ne s’agit pas tant, pour les agriculteurs, d’ouvrir une période nouvelle, que de clore l’épisode des Trente glorieuses, épisode exceptionnel à bien des égards, et dont les succès mêmes ont fait oublier certaines des valeurs qui s’inscrivaient au cœur du métier de paysan, comme disaient les anciens. Etait-il de vertu plus paysanne que cette fameuse précaution qu’il s’agit aujourd’hui de réintégrer dans nos modes de gestion ? Qui était plus rompu que les agriculteurs à gérer dans cette incertitude que les économistes semblent découvrir aujourd’hui ? Et la gestion « en bon père de famille » consacrée par le code Napoléon ne fait-elle pas explicitement de la solidarité entre générations la référence de base d’une gestion raisonnable ?

Seul cependant le progrès technique peut ouvrir la voie à un développement durable, et les chercheurs sont bien placés pour mesurer les défis qu’il faudra relever pour replacer notre agriculture sur une trajectoire plus vertueuse. Toute la question est de savoir si nous en aurons collectivement la volonté et le courage. La profession agricole saura-t-elle rompre avec une évolution qui banalise son métier, en le reléguant au rang d’une activité productive comme une autre, et la soumet toujours davantage aux prétendues lois du marché et à la froide logique de la valorisation du capital investi, qui conduit droit à son industrialisation, tout en l’isolant toujours davantage au sein d’un monde rural où les agriculteurs sont de plus en plus minoritaires, et qui finira pas la faire disparaître ? Saura-t-elle resserrer le lien distendu avec le territoire, avec les « pays », avec toute la société rurale pour faire d’une agriculture retrouvée le fer de lance d’un développement durable, en mobilisant pour y parvenir toutes les ressources des connaissances et des technologies nouvelles ?

Le défi est immense, et la Profession hésite à le relever, d’autant qu’une part importante de ses élites est activement impliquée dans le processus d’industrialisation, et que les messages qui parviennent de Bruxelles restent entachés d’une forte ambigüité à ce sujet.

Alors que chacun d’entre nous prend chaque jour davantage conscience, au fond de soi, que nous n’avons pas d’autre choix que d’œuvrer pour un développement plus durable, la profession agricole n’a, à l’évidence, pas d’autre choix, et c’est je crois le rôle de la recherche agronomique, qui est depuis toujours son plus fidèle partenaire, que de l’en convaincre et de l’accompagner sur cette voie nouvelle.

Notes

[1]. Le « Rapport Brundtland » a été publié sous les auspices de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement (CMED) sous le titre Notre avenir à tous, aux Editions du Fleuve, à Montréal (Canada) 1989, 2ème édition, 432 p.

[2] . Les modèles économiques privilégient le court terme en raison de l’existence des taux d’intérêt et, par voie de conséquences, des procédures d’actualisation, qui prennent un poids décisif dans le calcul économique à long terme, imposant une « dictature du court terme ». « Ce qui se passera dans trente ans ? Peu importe, l’actualisation l’efface » (C. Henry : Un développement durable est-il possible ? Communication aux Journées de l’association Nature, Sciences, Société : La notion de durabilité : quelles pistes pour la recherche ? » Paris, 11-12 décembre 1997.)

[3]. Le principe de précaution dans la conduite des affaires humaines, sous la direction d’O. Godard, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme / Inra éd. associés.

[4]. Ce principe, qui fondait la « durabilité faible », repose sur la distinction entre le capital naturel et le capital « fabriqué ». Pour les tenants de cette approche, les biens naturels sont considérés comme n’ayant de valeur que par les services qu’ils rendent, et non pour ce qu’ils sont. Il suffit donc de veiller à ce que les éléments consommés du capital naturel soient remplacé (« substitués ») par des éléments équivalents du capital fabriqué.

[5]. L. Mermet, Communication aux Journées de l’association Nature, Sciences, Société : La notion de durabilité : quelles pistes pour la recherche ? » Paris, 11-12 décembre 1997.

[6]. Qui sera par la suite PDG de l’Inra

[7]. Cf. Legay J.M., 1997 : L’expérience et le modèle. Un discours sur la méthode. Paris, Inra Editions, Collection Sciences en questions, 112 p.

[8]. J. Weber, communication au séminaire Le développement durable, son application à l’agriculture (CEZ, Bergerie nationale de Rambouillet, 28-30 avril 1998.

[9]. Développement durable. Contribution au débat national. CFDD, rapport 1996.

[10]. Cf. Landais E. & Balent G., 1993 : Introduction à l’étude des pratiques d’élevage extensif. In Pratiques d’élevage extensif. Identifier, modéliser, évaluer Paris, Inra-Sad, pp. 13-35.

[11]. Sur ce point, cf. Barthélémy D., 1997. Evaluer l’entreprise agricole. Paris, PUF, Collection Gestion

[12]. Landais E., 1996 : Elevage bovin et développement durable. Le Courrier de l’environnement de l’Inra n°29 : 59-72.

[13]. Ce cahier des charges est résumé comme suit dans le rapport PDD :
« Des agriculteurs producteurs, gestionnaires de l’environnement, acteurs du monde rural ».

Hommage à Josh Posner

Dr Joshua Posner, agronome-système

Texte lu lors des obsèques de Josh à Madison (Wisconsin), le 27 avril 2012

Je m’appelle Etienne Landais, j’ai 63 ans et je dirige le Centre international d’études supérieures en sciences agronomiques (Montpellier SupAgo). La première partie de mon parcours professionnel (de 1975 à 1986) s’est déroulée en Afrique de l’Ouest, au service de la recherche agronomique pour le développement. Dans ce cadre, mon épouse Dominique et moi-même avons séjourné trois ans à Korhogo, dans le Nord de la Côte-d’Ivoire, où nous sommes arrivés quelques années après que les Posner en soient partis. Par la suite, nous avons souvent parlé de cette expérience avec Josh : le contact avec les paysans Sénoufo constitua, pour lui comme pour moi, une expérience décisive.

En janvier 1983, à la suite de ce séjour ivoirien, nous avons rejoint le Sénégal, où nous avons fait la connaissance de la famille Posner : Josh, qui travaillait dans le même programme de recherche que moi, sa femme Jill, leur fille Jessica, alors âgée de trois ans, et bientôt leur fils Matthew, né quelques mois plus tard : pratiquement les mêmes âges que nos deux aînés.

L’équipe sénégalaise du Département pluridisciplinaire « Systèmes de production et transfert de technologies en milieu rural » qui se mettait en place au sein de l’Institut sénégalais de recherches agricoles (Isra) bénéficiait à la fois de l’appui d’une équipe américaine – au sein de laquelle Josh était le spécialiste des systèmes de culture – et de l’appui d’une équipe française – au sein de laquelle j’étais le spécialiste des systèmes d’élevage. Sous l’impulsion du chef de département, Jacques Faye, chercheur sénégalais en sociologie rurale, ces trois équipes se sont rapidement mêlées pour n’en former plus qu’une, au sein de laquelle nous avons vécu, durant quelques années, une expérience inoubliable. Nous ne nous sommes jamais perdus de vue depuis cette époque.

Toute la vie professionnelle de Josh s’est construite sur un socle de valeurs humanistes et de convictions sociales fortes. Nous les avions en partage, et nous n’éprouvions guère le besoin d’en parler.

Ce dont je puis témoigner, c’est de la manière dont ces valeurs ont déterminé sa démarche scientifique puis pédagogique. De la générosité de son engagement au service des plus déshérités a naturellement surgi une pratique de recherche agronomique fortement finalisée par le développement, conduite sur le terrain, au contact et au service des populations rurales concernées.

Josh possédait au plus haut degré ce que Claude Lévi-Strauss appelait « le goût de l’autre », et cette qualité faite de sympathie, de curiosité et de respect pour ses interlocuteurs le portait immanquablement à s’intéresser aux pratiques des paysans, à leurs représentations et aux raisons qui les sous-tendaient. Et c’est dans le cadre du dialogue engagé à ces sujets qu’il imaginait et testait, avec les agriculteurs d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine de nouveaux itinéraires techniques, compatibles avec les moyens dont ils disposaient et susceptibles d’améliorer leur production.

C’est ainsi que Josh a développé une expertise très étendue en matière d’essais en milieu paysan et de démarches participatives, tendues vers la co-construction de nouveaux systèmes de culture, économes en intrants et durables.

Sa démarche de recherche, tendue vers l’urgence de l’utilité concrète, lui faisait considérer avec une certaine distance les tentatives d’investissement théorique et les exigences de la production académique, suspectes à ses yeux de détourner les chercheurs de leur mission au service du développement et de la lutte contre la pauvreté.

Au Sénégal, la pluridisciplinarité de notre équipe de recherche (qui associait des économistes, des sociologues, des géographes…) nous a permis d’élargir notre regard au-delà de la parcelle ou du troupeau pour nous intéresser aux exploitations agricoles familiales dans leur globalité et dans leur complexité. Josh fut rapidement convaincu de l’intérêt de ce changement d’échelle, qui était en adéquation avec sa propension à placer l’Homme – plutôt que la plante, le sol ou la parcelle agricole – au centre de la réflexion. Pour autant, il ne délaissera jamais la pratique des expérimentations agronomiques au champ, dont il est devenu l’un des meilleurs spécialistes internationaux, en sorte que son expertise s’est développée par la suite à l’articulation entre ces deux niveaux, ce qui lui permettait de resituer avec beaucoup de pertinence les enjeux et moyens de l’amélioration de la production végétale dans ceux plus globaux de l’évolution des exploitations agricoles.

Il y a trois ans, Josh a profité de la possibilité qui lui était offerte par son université de prendre une année sabbatique, qu’il a choisi de passer en France, au sein de Montpellier SupAgro, où nous formons notamment des ingénieurs agronomes qui se destinent à travailler dans les pays en développement. Josh s’est investi dans leur formation, et nous avons pu éprouver à cette occasion quel formidable enseignant il était : l’étendue de son savoir, sa passion à le transmettre, la force de ses convictions faisaient merveille, nos étudiants en redemandaient !

Parallèlement, il conduisait une recherche portant sur les dispositifs mis en place en France pour certifier, à l’échelle de « petites régions agricoles », l’origine et la qualité de certains produits agricoles, tels que les vins ou les fromages. Ces dispositifs visent à valoriser et conserver à la fois les « terroirs » de production et les paysages agricoles, les savoir-faire traditionnels impliqués dans la production agricole et la transformation alimentaire, enfin les caractéristiques et qualités – notamment gustatives – des produits. Aux antipodes de la standardisation des produits de masse et de la mondialisation des modèles de consommation alimentaire, ces dispositifs intéressaient Josh par leur capacité à valoriser la diversité régionale des territoires et des cultures et à dégager de la plus-value au bénéfice des acteurs locaux. Il avait le projet de s’inspirer de ces démarches, qu’il pensait susceptibles d’être mises au service du développement agricole et rural ailleurs dans le monde, y compris peut-être aux USA. Il n’en a pas eu le temps.

Voilà ce que je puis dire de ce que j’ai vu de la vie professionnelle de Josh. Les valeurs qui l’ont inspiré tout au long de son parcours, la noblesse des objectifs qu’il poursuivait, la constance dont il a fait preuve suscitent de ma part et de celle des nombreux collègues français qu’il a côtoyés à un moment ou à un autre, un profond respect et une grande estime.

Mon ami Josh

Josh

Josh aimait à dire qu’il avait eu de la chance dans la vie, mais en vérité c’est lui qui était une chance dans la vie des autres.

Il portait sur toute chose un regard aiguisé et distancié, et pratiquait un humour irrésistible. Ainsi, alors que nous attachions, au sein du département Systèmes, une grande importance à la valorisation académique des recherches et poussions les jeunes chercheurs à publier dans les meilleures revues scientifiques possibles, Josh accordait résolument la priorité aux actions concrètes de développement agricole. « Vous, les français, raillait-il, vous passez votre temps à écrire sans arrêt à propos de l’agriculture sénégalaise. Au lieu de ça, depuis tout le temps que vous êtes là, si vous aviez fertilisé les champs avec les innombrables feuilles de papier que vous avez gaspillées à publier, il y a longtemps que le Sénégal serait le premier producteur mondial d’arachide et de maïs ! ».

Directement visé, je m’étais vengé dans le même esprit, à l’occasion de son départ pour Banjul, en rédigeant les lignes qui suivent : « Tandis que la plupart d’entre nous s’efforçaient, au nom du Développement, qui d’enrichir la théorie agronomique, qui de fonder une zootechnie systémique, qui de réaliser la plus belle carte possible des pédo-paysages du Sine-Saloum, Dr Posner obligeait en Basse-Casamance des paysans terrorisés à planter des patates douces sur les berges des rizières, dont il entendait ainsi valoriser l’humidité résiduelle. Et nous nous inquiétions par avance qu’il prétende ensuite les forcer à les bouffer, s’il parvenait à en récolter un jour, ce qui par bonheur n’arriva jamais ».

Ces échanges de jokes ne nous empêchèrent nullement d’unir nos efforts pour coordonner la préparation et la publication, en 1985, d’un volumineux ouvrage collectif intitulé La recherche agronomique pour le milieu paysan.

Josh et sa femme Jill avaient été membres des Peace Corps et avaient travaillé dans ce cadre à Korhogo, quelques années avant que nous y séjournions. Cela créait des liens. Notre amitié ne tarda pas à s’étendre à nos familles respectives. Jill travaillait au sein d’un projet gouvernemental américain sur les questions de planning familial et de polygamie. Leurs deux enfants, Jessica et Matthew, avaient pratiquement le même âge que Sandra et Pierre. Nous nous retrouvions notamment à N’Gaparou, où ils disposaient d’un cabanon à quelques centaines de mètres du nôtre, et je revois encore Pierre et Matt, nus comme des vers, courir à quatre pattes dans le sable vers la mer transparente, tels des bébés tortues.

Après l’expérience sénégalaise, Josh et Jill résidèrent deux ans à Banjul, en Gambie, puis Josh fut recruté en 1988 par l’Université du Wisconsin, à Madison, où il développa un enseignement centré sur les systèmes de culture intégrés et la recherche participative. En 1993, il fut détaché en Bolivie pour y prendre la direction d’un projet de R&D au sein de l’Institut bolivien de recherche agricole. En 1998, il partit au Pérou travailler au sein de l’International Potato Institute (CIP) pour le compte du Consortium international pour le développement durable des Andes (CONDESAN). Revenu enseigner à Madison, où il fut nommé professeur, il développa dans les dernières années de sa carrière une relation avec la province du Yunnan, en Chine, où il encadrait des travaux étudiants sur la conservation de la biodiversité et la gestion durable des ressources naturelles.

Jill et Josh accueillirent nos enfants à Madison à plusieurs reprises et eux-mêmes nous rendirent maintes fois visite en France. Ils eurent ainsi l’occasion de découvrir Montpellier SupAgro et son Institut des Régions Chaudes, dont l’ouverture et les orientations pédagogiques ne pouvaient que séduire Josh, qui obtint de passer une année sabbatique à Montpellier. C’est ainsi qu’en 2009-2010, nous eûmes l’immense plaisir de les avoir près de nous pour une année entière, une si belle année qu’ils caressaient l’idée de s’installer à Montpellier pour leur retraite.

Mais le destin en décida autrement. Leur séjour fut brutalement interrompu par une dramatique nouvelle : la petite Sophie, l’une des jumelles de Jessica, était atteinte d’une tumeur au cerveau. Jill et Josh regagnèrent au plus vite les Etats-Unis pour soutenir la famille de Jess. Début 2011, ce fut au tour de Josh de déclarer une maladie de Hodgkin à laquelle il succomba en avril 2012. Nous n’avons pas assisté à ses obsèques, mais nous avons tenu à nous rendre, en juin 2015, à l’invitation de Jill pour fêter à New York le mariage de Matt, retrouver avec beaucoup d’émotion toute la famille, y compris Sophie, en rémission, et découvrir leur grande maison de Madison, où plane silencieusement l’ombre bienveillante de Josh.

Entre temps, Jill était revenue disperser un peu des cendres de Josh sur une plage à côté de Montpellier où nous aimions venir nous promener ou nous baigner ensemble, tous les quatre, et où nous retournons de temps à autre, Dominique et moi, passer un moment avec lui.

 

Hommage à Jean-Pierre Darré

« L’un des plus importants sociologues français » 

Mon expérience africaine initiale m’avait convaincu que l’une des explications des échecs répétés des projets de développement réside dans le fait qu’ils négligent – sinon méprisent – quasi immanquablement les connaissances contextuelles accumulées par les acteurs locaux, là-bas pasteurs africains, bergers, chefs coutumiers, ici chefs d’exploitation, responsables syndicaux et associatifs, conseillers de Chambre, ingénieurs de développement… D’où l’idée de valoriser ces connaissances, qui a inspiré un investissement méthodologique fructueux.

Un homme a joué un rôle clé dans la mise en œuvre de cette idée : Jean-Pierre Darré, sociologue du Cnrs proche du Sad, qui a consacré une grande partie de ses travaux à l’étude des relations entre la connaissance et l’action, et plus spécialement à ce qui se joue dans les relations entre chercheurs, conseillers et agriculteurs. Lorsque que j’ai été recruté par l’Inra, en 1986, la relation avec le département était déjà installée et son livre La parole et la technique fut l’un des premiers ouvrages dont les collègues me recommandèrent la lecture.

Pour Jean-Pierre, les pratiques s’expliquent par la conception du monde que développent et partagent les acteurs au sein des « groupes professionnels locaux » auxquels ils appartiennent. Tendue vers l’action, leur intelligence des situations dans lesquelles ils ont à intervenir mobilise des connaissances qui ne sont pas de même nature que celles des chercheurs, mais ont tout autant de sens et méritent la même considération. Et précisément, Jean-Pierre nous a appris comment accéder, à partir de leur discours, aux conceptions et aux règles d’action qui gouvernent les pratiques des agriculteurs.

La méthode socio-linguistique qu’il a mise au point pour analyser le contenu de nos conversations avec eux nous a permis de dépasser la question indécidable de la véracité de leurs propos pour accéder à celle, beaucoup plus riche, du sens de leur discours, et d’accéder ainsi au système de pensée de nos interlocuteurs. Cette méthode pointue, exigeante, fait bien davantage que nous fournir un procédé pour tirer parti d’un matériau que nous ne savions pas exploiter : elle confère au dialogue avec les acteurs de l’agriculture le statut scientifique qui lui manquait dans les sciences agronomiques.

A l’occasion de nos travaux sur les pratiques d’élevage extensif, et notamment du très beau travail lancé, autour d’un dialogue avec un éleveur ovin, par Bernard Hubert au sein de l’Unité Sad d’Avignon et auquel Jacques Lasseur et Jean-Pierre Darré m’ont associé, j’ai noué avec ce dernier une longue et stimulante relation amicale qui m’a profondément marqué. Au soir de sa vie, celui que Pierre Bourdieu me confiera tenir pour « l’un des plus importants sociologues français vivants » nous livrera les clés de l’appareil conceptuel et méthodologique qu’il s’était forgé à partir de ses lectures et qu’il mobilisait avec une agilité d’esprit et une efficacité sans pareilles, dans un ouvrage lumineux et militant, en forme de morceaux choisis de la littérature sociologique accompagnés de commentaires pénétrants : La production de connaissances pour l’action. Arguments contre le racisme de l’intelligence.

Les hasards de la vie voudront que j’aie, en 1998, la responsabilité et l’émotion d’accueillir cet ouvrage dans la collection coéditée par l’Inra et l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales que j’avais lancée quelque temps auparavant avec l’aide de François Sigaut.

JP Darré

Jean-Pierre Darré et l’Inra-Sad 

En 1984, Jean-Pierre Darré, et les membres du Gerdal (Groupe d’expérimentation et de recherche : développement et actions locales, dont il est le fondateur) ont décidé de se consacrer spécifiquement au monde agricole, qu’ils connaissaient déjà fort bien. Cette décision a été motivée par le fait que la structure du tissu professionnel  agricole (nombre élevé d’entreprises de petite taille ) leur offrait un champ d’observation et d’intervention idéal pour étudier  aussi bien les relations entre les représentations et les pratiques à l’échelle individuelle que la manière dont les unes et les autres se forment et évoluent au sein des « groupes professionnels locaux ».  L’ampleur et l’omniprésence des dispositifs  de recherche et de conseil leur permettaient en outre d’investir sur la question – centrale dans la réflexion de Jean-Pierre depuis le début de sa carrière – des relations entre la connaissance et l’action,  à travers le triangle chercheur – conseiller – agriculteur.

Dans cette perspective, l’analyse du positionnement des chercheurs de l’Inra était pour lui un point de passage incontournable. Nous ne savons pas exactement quelle familiarité il avait alors avec l’Institut, ni comment se firent les choses au départ, mais il nous semble que c’est par l’intermédiaire du groupe des ruralistes de Nanterre, et particulièrement de Marcel Jollivet, que Jean-Pierre et ses amis, dont Roger Le Guen et Bruno Lémery, se rapprochèrent du Sad. Marcel présidait alors le programme Diversité des modèles de développement rural (DMDR) mis en place par la DGRST, auquel le Gerdal et le SAD émargèrent ensemble.

Très vite, Jean-Pierre choisit de faire une différence radicale entre d’une part les chercheurs des départements rattachés aux secteurs des Productions animales et végétales, qui se réclamaient du modèle classique « descendant » de la chaîne du progrès (le chercheur indique la voie, le technicien prescrit, l’agriculteur applique) , et d’autre part ceux Sad, où l’on cultivait l’idée que les agriculteurs ont de bonnes raisons de faire ce qu’ils font (et de ne pas toujours faire ce qu’on leur conseille).

Avec ceux du Sad, Jean-Pierre développe une relation originale et multiforme de partenariat, qui va lui donner des moyens d’agir (le Gerdal avait besoin d’alliances et de financements), lui ouvrir des terrains nouveaux et lui donner l’occasion de former de nouveaux disciples.

La posture de Jean-Pierre est fondamentalement basée sur le respect des personnes  et l’idée que toutes les intelligences méritent la même considération. A partir de là, qu’importe si les démarches des chercheurs sont classiquement « descendantes » ou « remontantes » : ces termes disent d’abord que la relation est d’emblée conçue comme inégale, et surtout que ce sont toujours les mêmes qui, dans la pensée des théoriciens de ces démarches, sont en haut de l’échelle sociale. Les chercheurs du  Sad, même s’il était – plus que tout autre dans le champ des sciences sociales – en empathie avec eux, n’étaient naturellement pas à l’abri de cette critique, et nous souvenons d’entendre Jean-Pierre moquer gentiment le fameux « postulat de rationalité des agriculteurs », parfois présenté comme un acquis de la recherche, quand il s’agissait pour lui d’une évidence humaine  universelle.

L’influence de Jean-Pierre sur les chercheurs du département a été très importante, et elle s’est exercée de multiples façons : il a animé de nombreux séminaires de formation, participé à moult opérations de recherche et entretenu des relations suivies avec un certain nombre d’entre nous. Et finalement il est en quelque sorte devenu plus qu’un compagnon de route, comme un membre extérieur du département, apportant une contribution centrale et originale à la construction de son projet scientifique et marquant profondément sa pratique de recherche.

Jean-Pierre s’appuyait sur un caractère bien trempé, une armature intellectuelle très solide, structurée par le marxisme, et une culture scientifique étendue, qui couvrait un large pan des sciences sociales, de la sociologie à l’anthropologie, de la linguistique aux sciences politiques. Mais il ne se situait pas dans le monde académique, et contrairement à ses amis de Nanterre, qui s’acharnaient à théoriser l’interdisciplinarité, il la pratiquait quotidiennement et passait les frontières sans s’en soucier avec la plus grande aisance.

A partir de ses lectures, il avait progressivement construit un appareil structuré de concepts et d’outils qu’il mobilisait avec une agilité et une efficacité sans pareilles pour analyser une situation donnée. Il nous l’a laissé en héritage, avec une pédagogie accomplie, en présentant et commentant ses sources (dont Elias, Benveniste et bien d’autres) dans son ouvrage précité, La production de connaissances pour l’action. Arguments contre le racisme de l’intelligence, si précieux pour nous.

Son analyse critique du dispositif et de la démarche institutionnels mis en place pour le développement agricole reposait sur deux constats : celui de la négation, par ceux qui savent, du savoir de ceux qui savent faire, et celui de l’incompréhension qui est de règle entre des interlocuteurs qui, parce qu’ils proviennent de mondes différents, gravitent dans des univers  conceptuels différents, et pour qui les mots ne peuvent pas avoir le même sens. Il aimait à ce sujet citer le mot du linguiste Antoine Culioli, pour qui « la compréhension est un cas particulier du malentendu » et expliquer comment seul un dialogue prolongé d’égal à égal peut permettre de progresser sur la voie de la compréhension mutuelle en convergeant peu à peu sur le sens des mots.

Le vieux lion est mort, mais il nous a collectivement marqués à jamais.

Hommage à Michel Sebillotte

Une rencontre décisive

C’est Pierre Milleville qui le premier, à l’occasion de l’un de ses passages au Sénégal, en 1985, me parla de Michel Sebillotte et me fit connaître ses travaux, à commencer par le magistral article publié en 1974 dans les Cahiers de l’Orstom : « Agronomie et agriculture. Essai de définition des tâches de l’agronome ». J’ai découvert ce texte fondateur, seul dans la nuit, captivé, les larmes aux yeux, à la lumière de la lampe à pétrole posée à côté de moi sur mon lit de camp devant la case que nous nous étions fait construire à N’Diagne, Yves Leforban et moi, pour les besoins de notre programme de recherche, et où il faisait trop chaud pour dormir. Une révélation. Tout s’éclairait, la voie était tracée.

Je suis convaincu à la première lecture qu’en choisissant un angle d’attaque comparable à celui que Sebillotte adopte pour les systèmes de culture, je suis désormais en mesure d’aborder de front l’objet Système d’élevage. En même temps, son propos me confirme que ceci n’ira pas sans soulever des questions de fond relatives à l’objet et aux méthodes de la zootechnie. Cette lecture contribue à me convaincre qu’il est temps, après plus de dix années passées sur divers terrains africains, de rentrer en France où j’espère trouver, au sein de l’Inra, les conditions propices pour relever ce défi.

Désormais prêt à aborder cette phase théorique et épistémologique, je propose à Philippe Lhoste et Pierre Milleville de les associer à un papier préliminaire consacré à ces questions. Notre collaboration débouchera sur un article intitulé Points de vue sur la zootechnie et les systèmes d’élevage tropicaux que nous publierons ensemble dans les Cahiers de l’Orstom, sorte de clin d’œil non prémédité à Michel Sebillotte… dont je ne vais pas tarder à faire la connaissance, puisqu’il rend visite à son tour au Département, dans le courant de l’année 1986, accompagné de sa compagne du moment. Nous leur ferons visiter, Jacques Faye, Adama Faye et moi, la région du Sine, ses villages Sérères, ses parcs à Faidherbia Albida et les célèbres Unités Expérimentales du Sine-Saloum, haut lieu des premiers pas de la recherche-système.

Sur ces entrefaites, Jacques Brossier, économiste de l’Inra-sad, de passage au Sénégal, m’informe que l’Unité de recherche à laquelle il appartient se prépare à ouvrir un concours de Chargé de recherche pour recruter un « zootechnicien système ». Cette offre ne peut me laisser indifférent : le Sad est dirigé par Bertrand Vissac, Michel Sebillotte en est l’un des piliers : comment imaginer un environnement intellectuel plus favorable ? En outre, le chercheur à recruter pourra être affecté au Centre Inra de Versailles, ce qui nous conviendrait, car nous venons de faire rénover notre appartement de Neuilly pour accueillir notre petite famille.

M’étant donc porté candidat au concours ouvert par l’Inra, je planche en juin 1986 devant un jury impressionnant – une bonne quarantaine de membres – avant d’être cuisiné par les deux rapporteurs de mon dossier : Claude Béranger, spécialiste de l’élevage bovin et directeur scientifique du département Sad, et Michel Sebillotte. Celui-ci déclare avoir été particulièrement intéressé par un développement de ma thèse dans lequel j’ai développé une hypothèse qui l’intéresse à propos de la vitesse de croissance des bovins du nord de la Côte d’Ivoire. Patatras, le stress aidant, je ne parviens pas à retrouver la formule algébrique exacte du modèle mathématique que j’ai utilisé. Conscient d’avoir livré une piètre prestation, j’attends dans les couloirs avec une certaine inquiétude les résultats de la délibération du jury. Bertrand Vissac, le chef de département, paraît enfin, mi-figue mi-raisin, et me félicite : je suis recruté en qualité de Chargé de recherche de première classe. Ouf !

Six ans plus tard, le président de l’INRA, Guy Paillotin, décide qu’il est plus que temps d’engager l’Inra dans une vaste réforme. La page des Trente Glorieuses est définitivement tournée, et une vaste controverse s’est engagée, bien au-delà des frontières de l’Institut, autour de ce qu’il est convenu d’appeler les relations science-société. Il va falloir imposer à l’INRA un renversement de point de vue, cesser de considérer que l’Inra est au service des producteurs et des transformateurs pour aborder le problème sous l’angle de l’intérêt général, des attentes et des besoins des citoyens-consommateurs.

Prenant les devants, il décrète que l’INRA, institut de recherche finalisé, est allé trop loin dans une évolution cognitiviste pilotée par les seules dynamiques internes de la science (évolution dans laquelle il sait avoir eu lui-même, quelques années auparavant, en tant que Directeur scientifique, une part de responsabilité), et engage l’Institut dans le débat qui s’ouvre sur les moyens de concilier la promotion d’une agriculture productive et économiquement performante avec la prise en compte des exigences nouvelles qui s’expriment de plus en plus fortement.

En préalable à la grande réforme qu’il annonce sans attendre, il confie à Michel Sebillotte, dès les premiers jours de 1992, en guise de pare-feu, la mission de conduire une réflexion prospective d’envergure qu’ils conviennent d’intituler Avenir de l’agriculture et futur de l’INRA, avec l’objectif de ramener l’Institut à une philosophie plus équilibrée, plus soucieuse de l’utilisation des connaissances produites, et de mettre en place un pilotage faisant une large place aux besoins et attentes de la société.

Seb

Sebillotte sait qu’il s’agira en interne d’un combat difficile et qu’il devra convaincre ou, à tout le moins, donner aux futures conclusions de sa mission une solidité et une légitimité indiscutables. Il choisit pour y parvenir d’organiser une vaste consultation d’experts minutieusement choisis, professionnels agricoles, industriels, responsables institutionnels des différentes organisations et ministères concernées, chercheurs, etc. Il prévoit de consulter ces experts tant sur le diagnostic de la situation actuelle que sur leur vision et leur appréciation des évolutions possibles ou probables, puis de mettre en discussion les conclusions tirées de ces consultations, en vue de leur validation collective.

Pour mener à bien ce vaste chantier, il a besoin d’aide. Il me sollicite pour animer et rapporter les travaux de deux des huit groupes thématiques qu’il envisage de mettre en place : « Filières animales » et « Développement agricole-Formation ». A ma question « Pourquoi moi ? », il répond « Crois-tu vraiment que nous soyons si nombreux à nous intéresser à tout ça ? ». J’accepte sans hésiter, aussi intéressé par le projet que par le bonhomme : comment pourrais-je repousser la perspective de travailler au plus près avec cette statue vivante du commandeur de l’agronomie moderne, envers qui je me sens au surplus une véritable dette scientifique, tant la lecture de ses articles m’a aidé à avancer ? D’autant qu’il s’agit d’un collègue du Sad et qu’il est chargé d’une mission possiblement très importante pour l’avenir du département.

Nos premières discussions se passent si bien, nous nous trouvons si facilement en accord que mon engagement initial va rapidement évoluer : je propose de moi-même à Seb d’intégrer la « Cellule d’appui » dont il souhaite s’entourer. J’en deviendrai, à côté d’Hélène Lecœur, l’un des deux membres permanents. Nous nous chargerons d’une part d’assurer la coordination de l’ensemble du chantier, d’autre part d’analyser, pour les besoins du futur rapport, quelque deux cents publications, dont le contenu viendra enrichir les débats. La mission va mobiliser au total près de cent trente personnes, que nous ferons travailler en tant qu’experts dans différentes configurations, dont les huit groupes de travail thématiques évoqués plus haut.

Je connais à peine Seb lorsqu’il me recrute ainsi, mais je suis curieux de me faire moi-même mon opinion sur cette star qui suscite des jugements passionnés et semble ne laisser personne indifférent. Il m’a été donné, à l’occasion des rares réunions du Sad où nous nous sommes croisés, d’apprécier son autorité, ses talents pédagogiques, la profondeur de ses vues et la puissance de sa mécanique intellectuelle. J’ai également pu constater que l’admiration que je lui voue depuis la découverte de ses écrits n’est rien à côté du prestige exceptionnel dont il dispose en tant qu’enseignant : son nom est révéré par des générations d’ingénieurs agronomes.

Mais sa légende ne s’arrête pas là : il jouit aussi d’une solide réputation de tueur. On l’accuse en particulier, tel Cronos, de tuer ses propres enfants, de peur que les plus brillants de ses élèves ne viennent un jour menacer sa position. De la star, on lui prête les tendances à l’égocentrisme, la mégalomanie et la paranoïa. Intéressé, calculateur, mesquin et envieux, il serait de surcroît affligé d’un caractère insupportable.

Ma qualité de non-agronome me protégea-t-elle, ainsi que me le suggéra un jour Jean Boiffin, je ne sais. Toujours est-il qu’au cours de cette année où nous fûmes en contact quotidien, passant de longues heures à échanger, écrire à deux mains, corriger et encore corriger nos textes, j’ai découvert une personnalité attachante, un homme d’une culture impressionnante, d’une exigence et d’une rigueur remarquables. Je garde le souvenir de conversations captivantes, dans l’ambiance chaleureuse de son perchoir du XIIIe arrondissement où nous avions pris l’habitude de nous retrouver lorsque nous voulions nous isoler du mouvement incessant des couloirs de l’Agro.

Les diagnostics que nous portions, l’un et l’autre, sur la situation de nos secteurs de recherche respectifs convergeaient dès le départ, et je me sentais la plupart du temps en accord avec les remèdes qu’il suggérait d’apporter, et qui sont exposés dans le dernier chapitre du rapport, consacré à la place que la recherche agronomique devrait tenir à l’avenir, seul chapitre qui doive davantage à nos propres conceptions et convictions – et d’abord, bien entendu, à celles de Michel – qu’aux avis des experts que nous avions consultés.

Au total, cet intermède fut aussi passionnant qu’enrichissant pour moi. Les liens amicaux tissés avec Michel ne se dénoueront jamais, jusqu’à sa disparition en 2010, même lorsque, à partir de 1997, nos positions dans l’organigramme de l’INRA nous amèneront à travailler à nouveau ensemble, dans un rapport complètement différent.

La « Mission Sebillotte » prit fin en janvier 1993 avec la publication d’un rapport qui fit date. Elle déboucha immédiatement sur la création, au sein de l’INRA, de la Délégation à l’agriculture, au développement régional et à la prospective (DADP), dont Seb, quittant l’Agro, prit la direction, avec rang de directeur scientifique. Il me proposa d’emblée de continuer à travailler avec lui au sein de cette structure très innovante dont nous avions imaginé les contours ensemble. Mais je préférai retourner dans mon unité de recherche cultiver mes systèmes d’élevage, sans mesurer que plus rien ne serait désormais pareil pour moi, ni au sein de l’INRA, ni à l’extérieur, du fait de la visibilité que j’avais soudainement acquise à la faveur de cet exercice, lequel m’avait aussi donné l’occasion de mieux connaître les rouages de l’Institut et d’en rencontrer pratiquement tous les responsables, à commencer par son célèbre président.

Je retrouverai  Michel en 1997 lorsque, en ma nouvelle qualité de chargé de mission et de représentant du président en question, je deviendrai membre du Comité de direction, où nous siègerons ensemble jusqu’à mon départ en 2001.

De « notre » rapport, Michel tirera ultérieurement un ouvrage que j’aurai, par une dernière ironie du sort, le plaisir d’éditer en 1996 dans « ma » collection Sciences en questions. Il m’en offrira un exemplaire ainsi dédicacé : « A Etienne, qui m’a supporté, qui a su se couler dans ma pensée sans se renier, merci. Michel ».

Emergence et maturation du thème de la recherche finalisée dans les travaux de Michel Sebillotte

par Etienne Landais et Bernard Hubert

En épistémologue soucieux de préciser la nature et la spécificité de l’ Agronomie, Michel accordait beaucoup d’importance à son statut de discipline finalisée, mais le sens qu’il accordait à ce terme a évolué tout au long de sa carrière, et cette évolution illustre à la fois sa manière de concevoir son métier et son mode de pensée. Nous avons tenté de la retracer ici.

Une préoccupation qui remonte aux sources

Les sources de Michel, ce sont le souvenir indélébile de son enfance à Maknassy, dans les conditions extrêmes du Sud tunisien et l’ombre très respectée de son père, Richard Sebillotte, un homme de fer, hors du commun, qui fêtera ses cent ans l’an prochain. Michel en était le portrait craché.

Michel sait depuis toujours ce que signifie conduire une exploitation, il a partagé les inquiétudes et les réflexions de ce père, qui reste pour lui le modèle même de l’agriculteur. Un agriculteur qui était aussi un agronome, ou plus précisément un « agricolo », c’est-à-dire un diplômé de l’Ecole coloniale d’agriculture de Tunis.

Beaucoup des fondamentaux de la réflexion ultérieure de Michel s’enracinent dans cette expérience :

  • son profond respect pour les acteurs de terrain, leur compétence, leur capacité d’innovation,
  • l’évidence selon laquelle l’exploitation agricole est un tout, un parfait futur archétype de « système complexe piloté »,
  • son intérêt jamais démenti pour la réflexion qui conduit l’agriculteur à construire ses (règles de) décision(s) dans un environnement difficile et incertain, puis à les mettre en œuvre, à les évaluer, etc.
  • la volonté jamais perdue de vue de fonder une agronomie utile, tendue vers l’action et vers l’innovation, et donc nécessairement co-construite. Ce souci, qui est à l’origine de sa future réflexion sur la recherche finalisée, est élevé chez Michel au rang d’un impératif moral,
  • l’action est non seulement le but ultime de la recherche mais aussi l’irremplaçable moyen de la validation des connaissances produites.

L’agronomie de Michel est un hommage conscient rendu à son père. Il le dit, il l’écrit.

1993 : le passage à l’Inra

En janvier 1992, Guy Paillotin confie à Michel la mission intitulée « Avenir de l’agriculture et futur de l’Inra ». Cette mission, à l’issue de laquelle il intégrera l’Inra pour y créer la DADP, avec le rang de directeur scientifique, ce qui lui confère la qualité de membre du collège de direction, représente une étape importante dans son entreprise de théorisation : il lui est en effet demandé de réfléchir à l’échelle de la Recherche agronomique, qui dépasse largement le champ de la discipline Agronomie, fût-elle systémique.

Il écrit alors : « A partir du moment où la recherche ne se substitue plus aux acteurs, où elle leur reconnaît une rationalité propre et une créativité autonome, elle accepte de remettre en cause sa conception antérieure de l’innovation et de reconsidérer la représentation qu’elle se fait de sa propre activité ». Cette profession de foi s’appuie sur « quatre principes d’épistémologie organisationnelle », qui renvoient de manière transparente à ses propres sources, ainsi qu’il l’écrit lui-même en 2001 : « On mesure combien ces principes découlent de mon histoire et la synthétisent » :

  • Penser l’innovation comme un processus social,
  • Contribuer à construire la « demande sociale »,
  • Donner toute leur place aux acteurs,
  • Replacer toute connaissance produite dans le réel. 

Le souci de conduire des travaux utiles aux agriculteurs s’élargit alors à la préoccupation de « l’utilité sociale » de la recherche agronomique, et du bénéfice de ces travaux pour des acteurs diversifiés. Le thème de la « finalisation » de la recherche apparaît à diverses reprises dans le rapport publié en 1993. Il est directement et explicitement lié à celui de la « demande sociale ».

En 1995, Bruno Latour, invité par les promoteurs du groupe « Sciences en questions » à commenter cette problématique, rétorque que la demande sociale n’est qu’un artefact fabriqué par les chercheurs pour légitimer leurs travaux, que la finalisation de la recherche est un leurre et que les équipes qui s’en réclament sont gravement exposées à produire de la « Rana » (recherche appliquée non applicable).

Cette critique ravageuse, dont il reconnaît la pertinence, interpelle Michel sans ébranler ses convictions. Il mettra plus de dix ans à approfondir et clarifier cette question, sans jamais perdre de vue l’objectif de fonder sur le plan théorique une recherche utile.

Dans un premier temps, la demande sociale est placée au centre de la réflexion de Michel, qui s’échine à expliquer qu’il s’agit non d’une demande préexistante, objectivable mais d’un produit construit par la Recherche, en relation avec les parties prenantes, en vue « d’inventorier, hiérarchiser, transformer les attentes multiples et contradictoires de la société pour construire en quelque sorte le cahier des charges de ses activités futures ». Ce thème de la « co-construction de la demande sociale » fait florès dans les années 90 et va lentement percoler à travers les diverses strates de la maison Inra

La recherche finalisée

Le terme de « recherche finalisée » apparaît dans les documents officiels de l’Inra à l’occasion de la préparation des Etats Généraux de la Recherche convoqués en 2004 dans le cadre de l’élaboration de la loi d’orientation pour la recherche (LOPR), qui sera promulguée en 2006. Un texte rédigé par le Collège de direction a été soumis à l’un de ces débats internes dont l’Inra a le secret (consultation des Conseils scientifiques de Département et de Centres, puis synthèse réalisée par un comité « hors hiérarchie » constitué de six chercheurs de différentes disciplines). A l’issue de cette consultation, une contribution de la DG de l’Inra a été portée officiellement dans le débat général de préparation de la LOPR, au nom de la recherche « finalisée » (ou orientée). Il s’agissait à l’époque de protéger l’Institut contre des dynamiques issues des Universités (en particulier la CPU) et du CNRS (« Sauvons la recherche ») opposant une vision très académique (et donc libre) de la pratique de la recherche à un risque d’instrumentalisation étayée par un utilitarisme primaire sous la commande de l’Etat ou pire des grandes firmes, au nom de la compétitivité internationale et au moyen d’injonctions à l’innovation. La trouvaille de la « recherche finalisée » se présentait ainsi comme un hybride, combinant ces deux facettes sans sombrer ni dans un « fondamental » exclusivement orienté vers le progrès des connaissances ni dans un « appliqué » cherchant des solutions à court terme à des problèmes à traiter, tels qu’ils sont posés par le pouvoir politique ou économique. Une manière donc de dépasser ce vieux dilemme, déjà tant débattu du temps de la DGRST.

Cette vision s’incarne dans une démarche comportant les étapes suivantes :

  • Traduire en questions de recherche les problèmes et attentes de la société ;
  • Construire des objets de recherche complexes correspondant à ces attentes de la société ;
  • Mobiliser et organiser l’interaction de toutes les disciplines nécessaires, dans des structures ou des programmes permettant de répondre à ces questions de recherche ;
  • Concevoir des trajectoires d’innovation valorisant ces acquis et participer à leur mise en œuvre. 

La notion de Recherche finalisée s’impose alors comme un slogan couramment utilisé en interne par l’Inra, qui en assure efficacement la promotion auprès d’autres organismes de recherche, au point que sept d’entre eux (BRGM, CEA, Cemagref, Cirad, Ifremer, Inra, IRD) se fédèrent bientôt sous ce drapeau au sein du « Programme 187 » de la LOLF.

Une nouvelle menace surgissant avec la création de l’Agence pour l’évaluation de la Recherche et de l’enseignement supérieur (Aeres), la direction générale de l’Inra prend dans la foulée l’initiative de constituer le groupe Erefin (Evaluation des recherches Finalisées) en vue de contribuer à l’établissement, à l’usage de l’Aeres, de critères d’évaluation adaptés à la recherche finalisée. Beaucoup des propositions issues de ce groupe de travail seront effectivement prises en compte par l’Aeres, la quasi-totalité d’entre elles étant désormais intégrée aux procédures d’évaluation (individuelles et collectives) de l’Inra. Cette appropriation a été d’autant plus facile que la responsable du groupe Erefin, Elisabeth de Turckheim, dirige la Délégation à l’évaluation de l’Inra et qu’elle s’est inspirée des propositions issues d’un groupe de travail Inra qu’elle avait elle-même co-animé . Largement ouverte à des personnalités externes, françaises et étrangères, cette instance avait été mise en place la suite des propositions issues du rapport Godard-Hubert de 2002 Le Développement durable et la recherche scientifique à l’Inra.

Après son départ en retraite et la cessation formelle de ses activités à l’Inra, Michel Sebillotte parvient à se faire confier par Marion Guillou la mission de lui fournir des éléments de doctrine propres à consolider cette notion de Recherche finalisée. Il s’appuie à cette fin sur un nouveau groupe de travail constitué de membres internes et externes à l’Inra, qu’il réunit à plusieurs reprises en 2007. Aboutissement de cette réflexion, une « Journée » est organisée en janvier 2008 à l’Inra Paris, en présence de Marion Guillou, pour expliquer et illustrer la notion de Recherche finalisée et évoquer les questions qu’elle soulève.

Cette évolution s’est accompagnée d’un affinement puis d’un relatif effacement des enjeux qui s’attachent à la notion de « demande sociale ». Durant cette dernière phase, c’est en effet la théorisation de la démarche de la recherche finalisée qui est au centre du débat. La demande sociale n’est plus, dans les écrits de Michel datés de 2007 « qu’un ensemble vide, ou presque », « une métaphore ». L’objectif est désormais formulé différemment : il s’agit de «problématiser les questions (complexes) de la pratique», les «problèmes sur lesquels butent les sociétés».

Le propre de la recherche finalisée est de parcourir la « boucle vertueuse » qui théorise la démarche décrite en 2006 et la fait partir de ces questions de la pratique, qui doivent être traduites en questions de recherche, dont la solution ne pourra résulter que d’un traitement transdisciplinaire, et dont les réponses devront être réinjectées dans le réel à travers une trajectoire d’application adaptée, impliquant les partenaires de la co-construction initiale des problèmes.

Tout l’Inra fait-il de la recherche finalisée ou cela ne concerne-t-il que certains secteurs plus directement en prise avec la société ? C’est là une question qui n’a pas été traitée : les débats ont prudemment maintenu une sorte de compromis historique (cf. le document de 2004) assumant que tout est possible au sein de l’établissement, dont la diversité des démarches fait la richesse… mais qui est lui-même affiché comme un organisme finalisé. Jugée constitutive de la «liberté du chercheur», la possibilité de conduire les travaux les plus fondamentaux, susceptibles de déboucher sur des innovations spectaculaires, voire de rupture, est garantie. Mais il est affirmé que ces travaux peuvent également profiter de l’élaboration de problématiques nouvelles par ceux des chercheurs qui se sont engagés dans la traduction des problèmes de société en questionnement scientifique. L’existence d’un « nécessaire continuum recherche cognitive–recherche finalisée » est ainsi postulée, donnant satisfaction aux chercheurs les plus fondamentalistes, qui constituent l’essentiel de l’établissement, tout en reconnaissant la légitimité de ceux qui procèdent autrement … et qui s’avèrent bien utiles lorsque le pouvoir politique ou certains groupes sociaux s’interrogent sur l’utilité, voire le coût, de la recherche publique.

Il convient de relever, au terme de ce rapide commentaire, l’ambiguïté qui s’attache au terme recherche auquel on accole l’adjectif « finalisée » :

– tantôt il s’agit de la recherche en tant qu’institution : « l’Inra est un établissement de recherche finalisée », c’est le sens du document de 2004 et du discours tenu depuis ;

– tantôt, et c’est ce que Michel a voulu instruire, en cohérence avec son itinéraire personnel, il s’agit de la recherche que l’on mène, de « la science en train de se faire », au sens de Callon et Latour, c’est-à-dire des pratiques professionnelles, des risques et des responsabilités liées à ce type de démarche, et du travail conceptuel et méthodologique qui s’avère nécessaire pour la solidifier et la faire reconnaître comme une approche scientifique légitime.

On voit ainsi que la pertinence de cette notion de Recherche finalisée n’est pas du même ordre pour les chercheurs engagés dans de telles démarches, et pour les institutions (ce qui n’est pas sans rappeler le débat sur l’interdisciplinarité). Faut-il pour autant sortir de cette ambiguïté, sachant qu’on ne saurait le faire qu’à son propre détriment ?

Qu’il nous soit permis de penser, quoi qu’il en soit, que cette ambiguïté trouvait un prolongement jusque dans le for intérieur de Michel Sebillotte lui-même, car si son agronomie s’est profondément inspirée de ce qu’il appelait le « combat » de son père, son combat à lui fut aussi celui de la conquête des institutions.

Hommage à Guy Paillotin

J’ai passé deux années très enrichissantes aux côtés de Guy Paillotin. Alors Président de l’Inra, il m’avait proposé de but en blanc, en juin 1997 de devenir son chargé de mission, poste que j’ai occupé jusqu’à la fin de son mandat, en juillet 1999. Son coup de fil de 1997 a changé le cours de ma vie et je lui en reste très reconnaissant. Si j’ai accepté sans hésiter sa surprenante proposition, bien qu’elle me impliquât pour moi, j’en étais conscient, de tourner le dos sans retour à ce métier de chercheur que j’avais tant aimé, c’est sans doute que je savais au fond de moi que je lui avais donné le meilleur de ce que je pouvais lui donner, et que je ne connaîtrais plus l’exaltation que j’avais ressentie sur mes premiers chantiers de recherche, des savanes africaines aux parcours d’altitude des Alpes du Sud. Mon métier avait changé, il consistait désormais à diriger et évaluer les recherches des autres, et si motivant que cela soit lorsqu’il s’agissait d’aider de brillants jeunes chercheurs à prendre leur envol, il était clair à mes yeux que ma légitimité à le faire ne ferait que diminuer avec mon éloignement progressif du terrain. J’aspirai à de nouvelles aventures. J’ai été servi !

    

Sous sa manière de prendre les gens de haut et de leur délivrer une parole souvent absconse et toujours définitive, Guy Paillotin cachait une personnalité tourmentée, timide et pudique, qui ne se livrait guère. Beaucoup l’admiraient et/ou le craignaient, car sa parole était parfois difficile à entendre, mais bien peu le connaissaient vraiment. On redoutait ses colères homériques, on ne savait pas vraiment ce qui déclenchait ses éclats de rire tonitruants. A partir du moment où il décida de m’accorder sa confiance, nous passâmes beaucoup de temps à échanger sur tous les dossiers de la présidence, et je devins en quelque sorte préposé à l’interprétation de ses oracles sibyllins. Il s’en amusait, et je ne puis faire mieux, pour décrire le rôle quelque peu insolite que je jouais auprès de lui, que de lui donner la parole : 

« Ma première idée est que mon nouveau chargé de mission m’aidera à rédiger quelques-uns des nombreux rapports, avis et articles que je suis amené à produire. Il le fait effectivement, mais je déchante très vite, car il écrit certes, mais pour doubler le volume de la production de la présidence. Et comme cela ne lui suffit pas, il s’attache, avec ma bénédiction, les services d’une jeune agrelle à l’esprit critique affûté qui relit, annote, illustre, corrige et met en forme nos papiers avec une efficacité diabolique. La présidence de l’Inra devient une véritable maison d’édition !

« Mais Etienne ne se cantonne pas à ces exercices, il va exceller dans un art très particulier : me représenter au sein de l’Inra sans me représenter vraiment ! J’ai une idée de mes fonctions de président très arrêtée : je n’ai de compte à rendre qu’au Conseil d’administration et au Conseil des Ministres. Inutile de me demander de négocier quoi que ce soit en interne, c’est le rôle du Directeur général. En même temps, il faut bien que je laisse entendre ce que sont mes positions, surtout dans la période de réforme, passablement agitée, que nous traversons. Ce sera le rôle d’Etienne, qui saisit la situation et l’assume avec beaucoup de subtilité, voire de plaisir, ne craignant pas, à l’occasion, d’exposer en détail ma position sur un dossier que nous n’avons jamais évoqué ensemble, ou dont j’ignore tout, quitte à me confesser ensuite son audace avec un grand sourire ! Mais il me comprend suffisamment bien pour que je n’aie jamais eu à le démentir. »   

Notre relation étroite perdura après son départ en retraite. Nous nous sommes par la suite croisés à maintes reprises, et avons continué, jusqu’à sa disparition, à échanger régulièrement dans un cadre informel et amical. 

Dans les dernières années de sa vie, il me soumettait, chapitre après chapitre, le texte des mémoires qu’il avait entrepris d’écrire après avoir réchappé d’un cancer. Ils éclairent d’un jour inattendu ses motivations, le sens de son action et bien des aspects de sa personnalité complexe, voire paradoxale. Je le poussais à les publier, puisqu’il les avait écrits, et il n’y semblait pas opposé, mais il ne s’est jamais décidé à le faire. Après sa disparition soudaine, je me suis retrouvé seul dépositaire de ces mémoires, que j’ai achevé de mettre en forme avant de les soumettre à son épouse, qui n’en avait pas connaissance. La décision était entre ses mains. Finalement, sa famille n’a pas souhaité les faire publier, en raison de leur caractère très intime. Avec son accord, je les ai néanmoins diffusé, à titre personnel, à une vingtaine de personnes qui l’avaient approché de près et qu’il estimait. A en juger par leurs réactions, j’ai en tort. Elles s’attendaient à découvrir la vision surplombante du grand homme sur la recherche française et sur la maison Inra, à des révélations sur les méandres des politiques publiques, sur son appréciation du rôle joué par les uns et les autres… Ils furent déçus et déroutés par un récit très autocentré, par la description parfois complaisante des états fluctuants de l’âme russe de l’auteur, de sa dévotion à sa mère, de ses interrogations métaphysiques face au cancer, de ses élans mystiques, de son inspiration de peintre amateur… Moi qui voulais honorer sa mémoire, j’ai le sentiment de l’avoir desservi en diffusant ce texte à un public qui n’était pas prêt à le lire, et je le regrette.      

Lors de son décès brutal, le 18 septembre 2017, j’étais moi-même retraité depuis trois ans et coupé des circuits d’information institutionnels. Nul n’ayant songé à m’informer dans les délais, je n’ai pu assister à ses obsèques, ce qui m’a désolé, car je lui étais sincèrement attaché. Les distances qu’il veillait à conserver avec tout un chacun expliquent sans doute que personne ne se soit avisé qu’il aurait été digne que l’Inra organise un hommage officiel pour rendre justice à un dirigeant qui, en équipe avec Jacques Poly puis dans la continuité de son action, a joué un rôle clé pour la recherche agronomique française, à des moments décisifs de son histoire. 

Je suis d’autant plus heureux d’avoir été à l’origine de la manifestation amicale que nous avons organisée à Jouy-en-Josas, le 4 octobre 1999, pour le remercier à l’occasion de son départ en retraite. Je reproduis ci-après le petit discours que je lui ai adressé le jour de cette Fête de l’amitié. Il en dit beaucoup, je crois, sur les rapports que nous entretenions, et je sais que Guy l’avait apprécié.

Allocution d’Etienne Landais, chargé de mission auprès de Guy Paillotin

Nous allons maintenant aborder, Mesdames et Messieurs, en même temps que le dessert, une nouvelle phase de cette cérémonie : la rituelle remise des cadeaux.

Je m’adresserai d’abord à Eloïse et à Marie, les petites-filles de Guy Paillotin : vous nous avez fait beaucoup d’honneur en venant participer à notre fête. Pour vous en remercier, et pour vous aider à vous souvenir de ce grand jour, nous avons le plaisir de vous offrir un petit cadeau à chacune. (Remise des cadeaux)

La génération intermédiaire est représentée par deux des trois filles de Françoise et Guy Paillotin, Tatiana et Anne, qui est la maman d’Eloïse et Marie. Pour elles aussi, nous avons prévu un souvenir. (Remise des cadeaux)

Pour Madame Paillotin, c’est le Centre d’Antibes qui s’est chargé de préparer cette superbe gerbe (Remise du bouquet). Merci, Madame, de nous avoir prêté votre grand homme durant toutes ces années !

En ce qui concerne maintenant la surprise que nous avons préparée pour le Président, je dois vous donner quelques explications préalables. Le Directeur général, Paul Vialle, vous a entretenu avant moi du passé glorieux de Guy Paillotin. Je suis chargé de vous entretenir de son avenir. Mais il me faut d’abord résumer les épisodes précédents.

Guy Paillotin fait donc une brillante carrière de recherche au CEA, où il invente la photosynthèse[1]. Nul ne pressent à l’époque l’importance de cette découverte majeure, et c’est dans l’indifférence de la communauté scientifique que Guy Paillotin rejoint I’INRA, parce qu’il a, lui, immédiatement compris l’immense bénéfice que l’humanité pourra tirer de l’application de son procédé à l’agriculture.

La réussite, vous le savez, sera au rendez-vous. Elle dépassera même tous les espoirs puisque aujourd’hui, grâce à Guy Paillotin et à l’INRA, l’herbe, les prairies, les champs, nos campagnes tout entières, les arbres, les forêts, tout est vert ! Et l’on peut affirmer sans exagérer qu’à l’heure actuelle, la quasi-totalité des processus de production agricole, aquacole et forestière reposent, directement ou indirectement, sur la photosynthèse !

Seuls, deux secteurs font de la résistance : les champignons et les animaux de ferme. Mais je suis en mesure, Mesdames et Messieurs, de vous annoncer qu’il n’y en a plus pour longtemps.

La recherche des champignons, Guy Paillotin y consacre activement ses rares moments de loisir, et il m’a déclaré il y a à peine une semaine « Les champignons, ça profite ». Pour moi, qui suis préposé à l’interprétation de ses oracles sibyllins, le message est clair : tous les espoirs nous sont permis.

Quant aux animaux, apprenez que l’INRA prépare dans le plus grand secret, sous la direction de Guy Paillotin, un cochon transgénique photosynthétique. C’est ce projet révolutionnaire que Jean Boiffin et Christian Valin dissimulent habilement sous le nom de code de « Porcherie verte ».

Sur le front de la photosynthèse, le triomphe complet n’est donc plus qu’une question de mois, et il était temps, pour Guy Paillotin, de passer à autre chose.

Pourquoi ?

La raison en est simple : vous savez hélas qu’en dépit de plus de cinquante années d’efforts, l’INRA n’est pas parvenu, jusqu’à ce jour, à faire des agriculteurs ce que l’on appelle des « acteurs rationnels », c’est-à-dire des acteurs qui pensent et agissent comme des chercheurs de I’INRA. D’où les désordres que chacun peut constater dans l’agriculture, je n’insiste pas.

Dans sa grande sagesse, notre ministre bien-aimé, Jean Glavany, a donc décidé d’explorer une nouvelle voie : plutôt que s’échiner à essayer d’apprendre à raisonner aux gens qui font de l’agriculture, s’est-il dit, si l’on essayait de faire faire l’agriculture par les gens qui savent raisonner ?

Cette logique imparable devait nécessairement déboucher, lorsqu’il s’est agi de faire un premier essai, sur le choix de Guy Paillotin en qualité de cobaye d’exception, si j’ose dire. Au nom de tout l’INRA, que cette désignation honore, laissez-moi vous dire, mon cher Guy, que nous vous faisons toute confiance pour ce qui est de raisonner.

Pour ce qui est de l’agriculture, en revanche… Comment dire ?… Nous nous sommes dit que nous pourrions peut-être vous aider !

C’est pourquoi, depuis des mois, la quasi-totalité des laboratoires et des unités expérimentales de l’INRA s’est mobilisée pour concevoir et réaliser le prototype qui, piloté par vous, va faire basculer l’agriculture française, puis l’agriculture mondiale, dans le 3ème millénaire. (Entrée du prototype, un mini-tracteur et sa remorque, piloté par Fernand – le chauffeur du Président – en tenue de chauffeur de Grande réserve)

Sous ses dehors bourgeois, et presque anodins, cette machine est guidée par satellite grâce à un GPS d’une précision inférieure à dix centimètres. Elle est équipée d’un système d’information géographique, d’un séquenceur ADN, d’une suspension résistante à la tremblante et d’un système de télécommunications qui vous permettra d’être en relation directe avec Madame Paillotin, avec le siège de la FAO à Rome, avec l’ensemble des marchés financiers de la planète et avec le quartier général des Scouts de France[2].

Ce prototype bénéficie également des dernières technologies de mesure, indispensables à l’agriculture raisonnée[3] : un thermomètre à minimax, un baromètre, un hygromètre, un pluviomètre, etc.

Nous sommes à l’heure de l’agriculture de précision. Pour les finitions, nous avons donc prévu une binette et un râteau.

Il me reste à vous présenter, mon cher Guy, mes meilleurs vœux pour la suite. Ce fut un honneur et un plaisir de travailler à vos côtés. Je passe maintenant la parole à Claude Béranger, Président du Centre de Paris, qui s’est occupé du mode d’emploi de cet engin révolutionnaire.

Je vous remercie.

(C.Béranger prend le micro et présente son cadeau : un ouvrage in octavo du XVIIe siècle, intitulé « Des pratiques de l’Agriculture raisonnée »).

Notes

[1]. Guy Paillotin a commence sa carrière dans la recherche au sein du CEA, où, jeune physicien, il travaillait sur les mécanismes moléculaires et énergétiques de la photosynthèse.  

[2]. Guy Paillotin fut président des Scouts de France de 1996 à 1999.

[3]. Guy Paillotin est l’auteur du rapport intitulé “Agriculture raisonnée”, remis en février 2000 à Jean Glavany. Ce rapport fut à l’origine de l’institutionalisation de cette démarche visant à concilier la pratique d’une agriculture productive avec la protection de l’Environnement. 

Hommage à Jean-Pierre Deffontaines

Texte rédigé à l’occasion de la journée d’hommage à Jean-Pierre organisée par l’Inra-Sad (Versailles, 1-2 avril 2008)

J’ai vécu dix belles années à l’Inra-SAD, de 1986 à 1996, dans l’Unité de recherche Versailles-Dijon-Mirecourt dont Jean-Pierre était le directeur.

J’arrivais d’Afrique, où j’avais travaillé sur les systèmes d’élevage des ruminants en milieu traditionnel, et je ne me rattachais vraiment à aucune discipline en particulier. Cela tombait bien : à l’URSAD-VDM, le magistral Eloge de l’indiscipline de Jean-Marie Legay n’était pas tombé dans les oreilles de sourds !

En Afrique, J’avais notamment travaillé sur les systèmes pastoraux. Je ne sais pas si vous le savez, mais les sociétés pastorales traditionnelles, et spécialement celles des pasteurs nomades, dont les membres vivent en général à l’écart des populations sédentaires, sont presque toutes des sociétés dites lignagères et segmentaires. C’est-à-dire qu’elles sont structurées en lignages divisés en fractions qui vivent chacune sur un territoire distinct. Sur le plan du pouvoir politique, ce sont des sociétés acéphales, dénuées de pouvoir central. L’équilibre politique entre les fractions est entretenu par une recomposition incessante des alliances qui vise précisément à empêcher l’émergence d’un pouvoir fort, au prix de conflits permanents, qui affichent ordinairement des enjeux territoriaux. Un proverbe bédouin illustre joliment cette logique : « Moi contre mon frère ; mon frère et moi contre notre cousin ; tous ensemble contre l’étranger ».

Tout ça pour vous dire que je ne me suis pas senti tellement dépaysé en débarquant au SAD, où cela se traduisait à peu près comme ceci : « Deff contre Seb ; Seb et Deff contre Vissac ; tous ensemble contre le reste de l’Inra ».

Si je me permets de citer ainsi, en plaisantant, ces trois noms, c’est, vous l’aurez compris, parce que l’amitié qui me liait à chacune de ces trois personnalités m’y autorise : j’ai eu en effet le grand privilège d’être proche de chacun d’eux. Je sais donc de quoi je parle.

Lorsque j’ai quitté le Département pour la présidence de l’Inra, je me suis installé à un poste d’observation qui m’a permis d’élargir mon étude à l’environnement institutionnel de la tribu sadienne, en m’efforçant de comprendre le rôle que jouait le SAD dans le Système Inra. J’en suis arrivé à la conclusion qu’il s’agit en réalité d’un triple rôle : d’avant-garde, d’alibi et de gratte-cul. Et je puis vous dire, sans trahir un grand secret, que certains des grands dirigeants de l’Institut, tels Jacques Poly ou Guy Paillotin, ont parfaitement conscience de cette triple utilité !

Mais revenons-en à Deff. Les premiers qualificatifs qui me viennent à l’esprit pour l’évoquer sont les suivants : intellectuel, visuel, créatif.

Intellectuel, sans aucun doute, c’était même un pur intellectuel, de la variété intellectuel chrétien de gauche. Son ouverture allait de pair avec un humanisme profond, à l’ancienne, fortement teinté de personnalisme. Ce qui ne l’empêchait nullement d’être fondamentalement individualiste. Le monde de Deff, c’était l’empire des idées. Les idées étaient ses matériaux de base. Les idées neuves, son carburant (il ne disait pas « C’est intéressant », il disait « C’est stimulant »). A l’affût d’idées neuves, qu’il recherchait dans tout échange, il allait totalement ouvert, curieux de tout et de tous, doté d’un éclectisme étonnant.

Visuel, aucun doute non plus. Son œil, qui était d’abord un œil de géographe, était son premier outil (je n’ai pas le souvenir de l’avoir vu un jour mesurer quoi que ce soit). Il était passionné par les formes et par les forces qui les façonnent et les remanient.

Créatif, assurément. C’était un créateur d’idées et de formes, un sculpteur de talent et un presque aussi bon dessinateur que son père Pierre Deffontaines, grand géographe devant l’Eternel, qui a laissé de magnifiques carnets de croquis. Il était sans arrêt à griffonner pour donner forme à ses idées.

Deff

En ce qui concerne sa posture, je dirais qu’elle était celle du braconnier qui vit du système mais en lisière du système. C’est ainsi qu’il avait développé une relation très particulière avec l’Inra. Bien que l’Institut lui ait donné, tout au long de sa carrière, les moyens de faire à peu près ce qu’il voulait, sans trop lui demander de comptes (il n’aurait pas apprécié l’actuelle tyrannie de l’évaluation), il ne s’est jamais soucié de s’y tailler un domaine, d’y construire un pouvoir, faisant au contraire le choix de vivre aux marges, furtivement, en résistant passivement aux exigences de l’administration. Dans la même logique, il ne se souciait pas de faire évoluer l’Institut, sa cantonnant dans cette sorte de clandestinité officielle dont il ne sortait que par nécessité ou opportunité. Le lancement du programme « Vittel » fut l’un des rares moments où je l’ai vu accepter de prendre des positions institutionnelles visibles.

Sa préoccupation, néanmoins très réelle, pour l’utilité sociale de ses recherches, n’était pas exclusivement centrée, contrairement à la plupart de nos confrères de l’Inra, sur le monde agricole ou agro-alimentaire. Elle était ouverte sur l’ensemble de la société, et de ce point de vue il était un précurseur, parfaitement en phase avec Michel Sebillotte. Son mode d’action, sa pratique, était également originale : ses interventions visaient des opérateurs publics ou privés très variés, dont le choix était rarement prémédité, avec qui il développait de très fortes relations interpersonnelles, en essayant de faire évoluer les idées, les regards… C’est par exemple le rôle qu’il jouait aux côtés d’Olivier Dolfuss, le Président du Conseil scientifique du Parc National des Ecrins, grâce à qui les connaissances que nous avions acquises en matière de pratiques pastorales en travaillant avec le berger André Leroy diffusèrent efficacement et contribuèrent à renouveler en profondeur les méthodes de diagnostic pastoral.

Jean-Pierre s’est toujours posé en militant déclaré de l’interdisciplinarité. Mais en réalité il pratiquait résolument l’indiscipline, et je soupçonne qu’au fond de lui, il se fichait bien des disciplines. Il se souciait assez peu de formalisation, moins encore de théorisation, et je me suis souvent demandé d’où venait ce contraste frappant avec Michel Sebillotte, habité à l’inverse par l’exigence de la théorisation, par la passion épistémologique de construire un discours scientifique, de refonder la discipline agronomique. La réponse, bien entendu, tient au fait que Michel est un enseignant. Comme l’explique Kühn, la discipline est essentiellement un enjeu de formation : elle répond avant tout à la nécessité de construire un corpus enseignable rigoureux, reposant sur un ensemble de concepts, de méthodes et d’outils cohérents et opérationnels.

Jean-Pierre, ça n’était pas son problème. Et il semble ne s’être interrogé ni sur la cohérence d’ensemble ni sur la complétude de son apport scientifique. Il ne s’est pas davantage soucié de sa postérité. A tel point que c’est à quelques-uns d’entre nous qu’il est revenu, à l’invite de Chantal Blanc-Pamard, que je remercie publiquement ici d’avoir pris cette initiative, d’inventorier, de mettre en ordre et de présenter sa production scientifique, le tout à son insu, pour finalement, à l’heure de son départ en retraite, lui offrir en guise d’hommage et de remerciements Les sentiers d’un Géo-Agronome, « le livre qu’il avait écrit sans l’avoir lu », selon sa propre expression.

Adieu Jean-Pierre, adieu l’artiste.

Hommage à Jacques Faye

L’âge d’or de la recherche-système

Texte rédigé à l’occasion du colloque organisé à Dakar les 27-29 novembre 2018 par l’IPAR en hommage à Jacques Faye

Mon ami Jacques

Ma première rencontre avec Jacques Faye eut lieu quelques jours après mon arrivée au Sénégal, en novembre 1982. Philippe Lhoste, qui était pour beaucoup dans ma nouvelle affectation, m’accompagna jusqu’à son bureau, au premier étage d’un bâtiment récent situé au fond de la concession du Laboratoire de Hann.

Cette rencontre était a priori empreinte de curiosité et de bienveillance mutuelles, Philippe ayant longuement vanté à chacun de nous deux les qualités de l’autre et l’amitié qu’il nous portait à l’un comme à l’autre. Mais il ne m’avait rien dit de l’apparence physique de Jacques. De petite taille, pas bien épais, pas bien beau, une main à moitié infirme, il ne payait pas de mine. La simplicité de sa mise (jean, chemisette, baskets), de son propos, de ses attitudes, tout concourait à montrer que le directeur du tout jeune Département de recherche sur les systèmes de production et le transfert de technologies en milieu rural (D/Systèmes) et du Bureau d’analyses macro-économiques (BAME) de l’ISRA n’entendait pas user du moindre artifice pour impressionner ses interlocuteurs. Il n’en avait nul besoin : dès nos premiers échanges, une évidence s’imposa à moi : mon futur patron, éminemment sympathique, était doué d’une intelligence et d’un charisme hors du commun.

Disons-le tout de suite, jamais, dans le cours d’une vie professionnelle qui m’a fait rencontrer nombre de personnalités éminentes de la recherche, de l’enseignement supérieur et d’ailleurs, je n’ai connu personne qui soit doté à ce point de ces qualités, si ce n’est peut-être le regretté Michel Sebillotte, qui était déjà l’un de nos inspirateurs, et qui nous a quittés la même année que Jacques.

Au tout début de l’année 1984,  ayant achevé la mise en place du programme Pathologie et productivité des petits ruminants (PPR), en association avec Yves Leforban, je rejoignis comme prévu le « D/Systèmes ». La mission qui m’était assignée consistait à participer, en tant que responsable des recherches sur l’élevage, au lancement de ce département pluridisciplinaire qui se mettait en place sous la direction de Jacques.

Lorsque je l’ai connu, il venait de soutenir à l’Université Paris X Nanterre une thèse de Géographie tropicale intitulée Régime foncier traditionnel et réforme foncière au Sénégal. Après une dizaine d’années de terrain, dont quatre à la tête du Projet Unités expérimentales du Sine-Saloum, il était un sociologue rompu au travail en équipe avec des agronomes.

Pour ma part, je venais d’achever la rédaction d’une thèse de doctorat ès-Sciences intitulée Analyse des systèmes d’élevage bovin sédentaire du nord de la Côte-d’Ivoire, que je me préparais à soutenir devant l’Université Paris XI. Zootechnicien, j’étais ouvert à la pluridisciplinarité avec les sciences humaines et sociales.

Il avait trente-cinq ans, moi deux de moins. Nous avons immédiatement sympathisé et identifié ce qui nous rapprochait. Une même volonté de travailler concrètement pour le développement agricole et rural ; un même combat pour sortir des stations de recherche et travailler en milieu paysan, afin de prendre en compte les contraintes et les objectifs des acteurs du monde agricole ; la même conviction qu’il fallait pour cela conduire une recherche articulant différents niveaux d’organisation, des exploitations agricoles familiales jusqu’aux systèmes agraires, en s’inspirant des concepts et méthodes de ce que l’on appelait alors «L’analyse des systèmes». La même ambition, enfin, d’instrumenter cette recherche-système dans le champ agronomique au sens large et d’œuvrer au décloisonnement des disciplines scientifiques, à la réorganisation des organismes de recherche et à la réforme des politiques agricoles.

Le tout jeune département que Jacques vient de créer affiche un objectif de recherche ambitieux, centré sur un thème que nous contribuerons à vulgariser dans le monde francophone et qui s’avèrera promis à un bel avenir : la «durabilité» (sustainibility) des systèmes de production agricoles. A cette fin, nous commençons par lancer une vaste campagne d’enquêtes exploratoires approfondies, destinées à définir, pour chaque région, une problématique pluridisciplinaire globale de recherche sur les systèmes agraires, ainsi qu’un ensemble de problématiques sectorielles adaptées au contexte local (agriculture, élevage ; forêts, pêche, cueillette ; marchés ; organisations paysannes, etc.). Ces problématiques seront ensuite publiquement présentées et débattues, en vue de leur validation, lors d’Assises régionales associant toutes les parties prenantes.

Nous travaillions dans une ambiance aussi amicale que chaleureuse, exaltés par notre tâche. J’étais personnellement chargé d’animer les recherches sur les systèmes d’élevage, et je me partageais entre Dakar et les équipes régionales. Je naviguais à ce titre entre Saint-Louis (où je tentais de diriger le travail de thèse de l’aussi sympathique qu’incontrôlable Jean-François Tourrand) et Richard-Toll (où officiait Jean-Yves Jamin), le Ferlo et Dahra (où je retrouvais Oussouby Touré, Mamadou Cissokho et l’inénarrable Cheikh M’Backé Dione), Kaolack (où était basé le seul chercheur confirmé de l’équipe, mon ami Adama Faye), Kolda (une station d’élevage où le Département n’avait pas de représentant attitré) et Ziguinchor (où Lamine Sonko réalisait un travail remarquable, dans le village de Boulandor). C’était tout simplement passionnant.

Nous avons bientôt développé avec Jacques, patron incontesté du Département, des relations d’amitié très proches. Après quelques mois, il fit de moi son adjoint et me confia la tâche d’animer l’équipe centrale du département, formée d’une demi-douzaine de chercheurs seniors sénégalais, américains et français. Travaillant quasi quotidiennement avec lui, j’admirais « son exigence tyrannique de rigueur et sa méticulosité d’orfèvre », pour reprendre l’expression de son ami Bachir Diop, mais j’aimais tout autant échanger avec lui sur l’air du temps, partager une bière ou un éclat de rire. Nous avions en outre sympathisé, Dominique et moi, avec sa seconde femme, Mithé, son amour de jeunesse, originaire comme lui de l’Ile de Gorée. C’était une belle femme, nettement plus grande que lui, sportive, dynamique et drôle, qui savait lui tenir tête.

Lorsque je quittai le Sénégal à l’automne 86 pour rentrer définitivement en France après douze années d’Afrique, les vents jusque-là très favorables au Département commençaient à tourner, et les opposants à s’organiser. Sa gestion (que j’estimais moi-même souvent aventureuse) mise en cause, Jacques quitta l’ISRA dès 1987 pour l’OUA, qui le nomma Coordonnateur du Réseau d’Etudes sur les Systèmes de production en Afrique de l’Ouest (RESPAO), lequel prit aussitôt une visibilité  nouvelle. En 1992, il rejoignit le Cirad en tant que chercheur spécialiste du foncier et de la gestion des ressources naturelles, puis en tant que Directeur scientifique du Département Systèmes Agro-alimentaires et Ruraux (SAR). En 1995, il fut rappelé au Sénégal et nommé Directeur général de l’ISRA, poste auquel il aurait pu et dû conduire des évolutions très intéressantes. Malheureusement, il se mit en tête de faire de la politique et se présenta aux élections législatives à Gorée, son île natale, à laquelle il était viscéralement attaché, contre son propre oncle, qui représentai le Parti Socialiste au pouvoir. Sévèrement battu, il fut immédiatement démis de son poste et se retrouva sur le sable.

Mithé venait d’accoucher d’un garçon, Nicolas, qui souffrait d’une sténose du larynx, une malformation rare qui entraînait une grave gêne respiratoire. Il subit à Paris en novembre une intervention chirurgicale délicate, suivie d’une convalescence qui nécessita une hospitalisation prolongée. Hébergée à la maison, Mithé passait ses journées à son chevet, dans l’inquiétude. Arriva le mois de décembre 96, elle souffrait du froid. Nous la voyions rentrer le soir, tétanisée, la peau plus grise que noire. L’année précédente, huit attentats à la bombe avaient frappé la France, et notamment la station de RER Saint-Michel. Le 3 décembre, la station de Port-Royal fut dévastée par une nouvelle explosion. Devant emprunter le métro chaque jour, elle était terrorisée. Nous la rassurions de notre mieux. Heureusement, la santé de Nicolas s’améliorait, et il put bientôt sortir de l’hôpital. L’horreur s’éloignait.

Entre temps, Jacques avait été à nouveau recruté par le Cirad pour travailler sur les organisations paysannes. Il s’installa au printemps 1997 à Montpellier avec Mithé et Nicolas, mais leur ménage battit bientôt de l’aile. Il repartit seul en 2000 pour Dakar, où il travailla plusieurs années pour la Coopération Suisse. Militant infatigable de la cause des ruraux, il fut membre du Conseil national de concertation et de coordination des ruraux (CNCR) avant de créer en 2006 l’Initiative Prospective agricole et rurale (IPAR), qui devint un acteur reconnu de la réflexion sur le développement agricole et rural au Sénégal et en Afrique de l’Ouest, au sein de laquelle il fédéra autour de lui un collectif dynamique et de haut niveau.

Peu soucieux de s’économiser, Jacques brûlait la vie par les deux bouts. Minée par ses excès, sa santé se dégrada précocement. Il s’éteignit à Dakar en 2010, au lendemain de Noël, âgé de soixante-trois ans. Je n’ai même pas une bonne photo de lui… Mithé, pour sa part, resta à Montpellier avec Nicolas, qui suivait des études d’électricien. Il nous arrivait encore, il y a quelques années, de la croiser, ombre discrète et digne de ces cruelles années.

Je poursuivrai en évoquant maintenant ce qui faisait la qualité à mes yeux la plus frappante de Jacques : son charisme, avant de retracer plus en détail l’inoubliable aventure collective dans laquelle il nous a entraînés, grâce à ce don extraordinaire qu’il avait.

Un porteur charismatique…

La première source du charisme de Jacques résidait dans ses qualités personnelles. Ouvert aux autres, il était de contact et de commerce faciles. Direct, a priori bienveillant, il croyait à la vertu du dialogue et de la concertation. Il savait écouter et apprendre des autres, notamment pour approfondir toujours davantage sa connaissance du monde rural sénégalais et nourrir son analyse très fine de ses difficultés. Tout dialogue avec lui, quel qu’en soit le sujet, donnait lieu à une écoute réciproque intense, à la sommation d’aller sans détour ni délai au fond des choses.

Jacques avait un sens aigu de l’amitié. Chaleureux, empathique, il cachait un naturel sensible et timide, qui ne l’avait pas empêché de se construire une solide confiance en lui-même. Son caractère était marqué par une grande liberté d’esprit et de jugement. Imprégné de valeurs bien ancrées, il incarnait un mélange à parts égales d’idéalisme et de réalisme.

Son engagement militant au service du monde rural, d’un développement équitable et durable, de la construction d’un monde plus juste et plus solidaire, était total, désintéressé, passionnel. Lorsque ces enjeux lui semblaient en cause, il se montrait intransigeant, sans aucune complaisance. Compagnon fidèle et avocat infatigable du mouvement paysan, il était reconnu comme agissant sans équivoque dans l’intérêt du monde rural sénégalais et donc de la société sénégalaise toute entière.

Le verbe haut et souvent rude, Jacques n’était pas homme de compromis. Déterminé, inflexible, il pouvait se montrer un redoutable combattant. Dès lors que ses valeurs éthiques ou politiques étaient attaquées, une sainte indignation l’emportait. Sa voix changeait curieusement de ton, jusqu’à dérailler dans l’aigu. Et malheur à qui suscitait son courroux. Il se faisait accusateur public, imprécateur. Dans ces moments où il ne craignait pas de se montrer excessif, voire injuste, même ses plus proches alliés et amis courbaient la tête sous l’orage.

Son engagement, son parler vrai lui conféraient une stature morale qui le distinguait nettement dans notre monde professionnel et lui valaient le respect et l’attachement de beaucoup. D’autres le craignaient ou le détestaient pour les mêmes raisons.

Le charisme de Jacques s’alimentait aussi de sa puissance intellectuelle, de sa capacité d’analyse et de synthèse, de sa hauteur de vue. En matière de stratégie de recherche, il suivait une ligne claire, appuyée sur son expertise personnelle, très construite et très documentée, de l’évolution du monde agricole sénégalais et sur une vision globale du développement agricole et rural.

Cette maîtrise de son sujet ne manquait jamais d’impressionner ses interlocuteurs. Nul ne doutait, parmi ses collaborateurs, de sa capacité à mener à bien le projet ambitieux porté par le Département, de sa compétence en matière de programmation. On le savait tout aussi capable de faire entendre sa voix à l’extérieur que de s’imposer dans le jeu des rivalités et oppositions institutionnelles de toute sorte, à l’échelle nationale comme à l’international, de protéger le Département et lui obtenir les financements nécessaires.

Cette stature intellectuelle, scientifique et morale aurait amplement suffi à faire de Jacques Faye un dirigeant hors pair. Mais il faisait preuve en outre, lorsqu’il prenait la parole, d’une éloquence impressionnante. Capable de tenir à mi-voix des discours dénués de tout effet oratoire, mais d’une intelligence fascinante, il l’était également d’envolées quasi lyriques. Je l’ai vu subjuguer des auditoires très divers.

Son charisme conférait à Jacques un étonnant pouvoir de séduction et d’influence. Il avait le don de susciter chez ceux qui l’écoutaient une émotion particulière à travers laquelle il leur communiquait ses convictions, ses valeurs, les faisait adhérer à sa vision, partager ses objectifs. Il exerçait ainsi un ascendant puissant, émotionnel, qui lui permettait d’inspirer, de stimuler, d’engager et de diriger les autres.

Ce leadership faisait merveille en matière de motivation et d’animation du Département, au sein duquel l’adhésion au projet porté par Jacques était très forte, voire enthousiaste. Son autorité était incontestée. Pour autant, il ne se comportait pas en autocrate. Que ce soit à l’échelle de l’équipe de direction ou du Département tout entier, le débat n’était pas un vain mot. Son plus grand talent consistait à entraîner et fédérer les énergies individuelles dans des dynamiques collectives. Je puis témoigner de ce que nous avons construit notre schéma d’organisation, puis chacun des programmes régionaux de recherche dans une concertation approfondie et un véritable élan collectif.

Jacques était connu pour son niveau d’exigence et de rigueur qui, combiné à son franc-parler et à son émotivité, se traduisait, vis-à-vis des chercheurs du Département, par de fréquents éclats de voix. Nous visitions régulièrement les équipes régionales, et nombreux sont ceux qui se souviennent d’avoir subi, à l’occasion de ces passages, quelque engueulade homérique. Le déroulement de ce type de séance était toujours le même. Jacques écoutait, repérait avec une perspicacité sans pareille les failles, les manquements, les approximations. Il gardait le silence, de plus en plus crispé, jusqu’à ce qu’éclate son indignation. Il prenait alors la parole, et c’était un enchaînement impitoyable de critiques radicales, accompagné, de manière non moins systématique, d’ouvertures constructives. Ses « victimes » en ressortaient régulièrement essorées, piteuses, mais galvanisées. Critiquées sans ménagement, éprouvant durement leurs propres limites, elles avaient en même temps conscience de bénéficier individuellement de l’extrême attention et de l’engagement total du chef du Département et s’en trouvaient valorisées, sollicitées, encouragées.

… pour un projet d’une ambition magnifique mais démesurée

Nous avons vécu quelques années de travail acharné dans une ambiance extraordinaire de connivence intellectuelle, d’enrichissement mutuel et d’amitié. Nous communiions dans le culte de la recherche-système et du développement durable. Tout était à faire. Les moyens étaient là, à commencer par une équipe internationale  jeune et enthousiaste, puissamment motivée par Jacques. La tâche était exaltante, le contexte favorable, mais le défi était énorme.

Créé seulement sept ans auparavant, l’ISRA avait repris l’ensemble des activités de recherche agricole jusque-là déléguées aux instituts français spécialisés. Dès 1978, le gouvernement sénégalais, désireux de donner une nouvelle impulsion pour accélérer la résolution des problèmes de développement agricole du pays, avait élaboré un plan pluriannuel pour la recherche agricole et demandé l’assistance de la Banque mondiale. Cette initiative déboucha sur la mise en place du Projet de recherche agricole (PRA), que l’ISRA a commencé à exécuter au début de l’année 1982 et qui devait durer six ans. Ce projet très ambitieux, à la préparation duquel Jacques avait activement participé, était financé conjointement par la BIRD/IDA, l’USAID, La France (FAC), l’Europe (FED), la Coopération suisse et le budget national sénégalais. Il modifiait en profondeur l’organisation scientifique et administrative de l’ISRA, notamment en prévoyant la création du Département Systèmes et celle du Bureau d’analyse macro-économique, ces nouvelles entités étant toutes deux placées sous la direction de Jacques, dont l’entregent s’était imposé aux yeux de tous les bailleurs de fonds.

Le PRA confiait au Département la responsabilité de créer de toutes pièces, dès la première année du projet, cinq équipes de recherche pluridisciplinaires sur les systèmes de production et de les implanter  au sein des Centres régionaux de l’ISRA, ainsi que de lancer et conduire un important ensemble de programmes de « recherche d’appui à la production végétale » (Bioclimatologie, Pédologie, Fertilisation, Malherbologie, Machinisme agricole, Technologie post-récolte, Hydraulique agricole…).

En plus de ces objectifs d’une ambition déraisonnable pour une structure aussi jeune, disposant tout au plus de quinze chercheurs confirmés, le Département et le BAME seront rapidement appelés à jouer au niveau de l’ISRA un rôle essentiel dans les politiques de formation des jeunes chercheurs nationaux, d’équipement et de formation informatique, de valorisation des résultats de la recherche et de liaison avec les sociétés de développement.

Le lancement du Département Systèmes de l’ISRA, expérience inédite à divers titres – la personnalité de son leader, la nouveauté de son objet, l’originalité de la composition de l’équipe et l’importance des moyens qui lui étaient alloués – se déroula sous les regards attentifs de la communauté internationale de l’aide publique au Développement. D’emblée, cette nouvelle structure s’affirma comme un lieu bouillonnant de réflexions et d’échanges.

Le Département se trouvait en effet, par construction, au cœur du débat qui agitait la recherche agronomique, à l’échelle mondiale, à propos des approches systémiques du développement agricole, dont l’émergence soulevait autant d’intérêt et d’espoirs que de résistances et de controverses passionnées. Il organisait la rencontre entre les deux principaux courants en présence :

–        Le premier, d’obédience anglo-saxonne, était issu de plusieurs Centres internationaux de recherche agronomique (Icrisat, Irri…), et commençait à diffuser dans diverses universités américaines (Université de Floride, Texas A&M…), dont la prestigieuse Michigan State University (MSU), qui nous avait dépêché cinq chercheurs. Fort des succès obtenus en Asie, au service de la Révolution verte, il mettait l’accent sur les pratiques paysannes et les méthodes de la recherche participative, depuis le diagnostic jusqu’au conseil aux agriculteurs.

–        Le second courant se développait au sein des organismes français de recherche agronomique : l’Inra s’était doté, en 1979, d’un département Systèmes agraires et développement (Inra-SAD), tandis que les instituts du Gerdat, qui nous avaient détaché neuf chercheurs (j’étais l’un d’eux), se préparaient à se fondre dans le Cirad (ce qui fut fait en 1984), lequel mettrait à son tour en place, dès 1985, son département Systèmes agraires (DSA-Cirad). Cette école, centrée sur l’articulation entre l’analyse des systèmes de production à l’échelle des exploitations et l’étude des systèmes agraires à l’échelle régionale, s’intéressait autant à l’amélioration des techniques de production  qu’aux politiques de développement agricole

Jacques Faye avait imaginé, au tournant des années 80, de rapprocher ces deux courants sur un terrain commun. Doué d’une force de conviction irrésistible, il était parvenu à rallier à cette idée non seulement les autorités sénégalaises, mais aussi les principaux bailleurs de fonds internationaux, dont la Banque mondiale, l’USAID, le FAC et le FED. C’est ce projet, désormais inscrit au cœur du PRA, qui va donner naissance en 1983, au sein de l’ISRA, à un département composé de trois groupes nationaux d’une quinzaine de chercheurs chacun, respectivement sénégalais, américain et français. Chacun de ces groupes est lui-même composé de représentants de disciplines très diverses, associant les disciplines biotechniques (agronomie, zootechnie, foresterie, halieutique…) aux sciences humaines et sociales.

Cette expérience novatrice fit du nouveau département un objet de curiosité sans égal. Nous accueillions presque chaque semaine des visiteurs passionnés et passionnants venus des quatre coins du monde débattre avec nous de l’intérêt et des limites de ces approches. J’avais le sentiment très vif d’arriver au bon moment au bon endroit !

En 1986, nous étions parvenus à mettre en place et faire fonctionner trois équipes régionales (sur les cinq prévues par le PRA) et un Programme pluridisciplinaire consacré à la Zone Sylvo-pastorale. L’appui scientifique à ces équipes et l’animation de l’ensemble reposait sur l’équipe centrale du Département, dont j’étais chargé de coordonner l’action. Intitulée Groupe central d’analyse-système (GCAS), elle était constituée, outre Jacques lui-même, de quatre chercheurs seniors : François Faye (agronome, chargé de jouer le rôle de secrétaire général), Jim Bingen (socio-économiste, responsable de l’équipe de la MSU), Eric Crawford (économiste) et moi-même. A partir de 1985, elle fut renforcée par l’arrivée de Joshua Posner, un agronome en provenance de l’équipe-système Basse-Casamance, qui nous rappelait en permanence que la priorité absolue était à l’amélioration de la condition paysanne ; il devint l’un des piliers du GCAS et, pour moi, un ami très cher. Pape Léopold Sarr et Guy Pocthier, qui suivaient particulièrement les recherches d’appui, se joignaient généralement à nos réunions. Nous débattions beaucoup et nos discussions débouchaient sur un flot de mises au point théoriques, de notes méthodologiques et autres recommandations dont nous inondions les chercheurs et techniciens du Département. Tant et si bien que l’acronyme GCAS ne tarda pas à être détourné en « Jacasse » par les membres des équipes régionales que nous étions chargés de piloter.

Une difficulté importante tenait à l’inexpérience des chercheurs du département. Ainsi, sur les vingt-sept chercheurs sénégalais présents en 1986, vingt avaient été recrutés après 1982 ! Plusieurs des chercheurs du Cirad étaient également débutants. Nous avons donc mis en œuvre un plan de formation qui visait à les envoyer compléter leur formation en France ou aux Etats-Unis jusqu’au niveau master ou DEA. Cette politique limitait sérieusement la disponibilité d’une partie des forces vives du Département, mais Jacques la défendait bec et ongles. Elle aboutit à terme à la soutenance de plus d’une douzaine de thèses, résultat dont il était particulièrement fier.

Autre fierté : les « ateliers » que nous organisions, avec des objectifs variés : formalisation de nos démarches et des méthodologies adaptées, présentation et discussion de l’état d’avancement des recherches des différentes équipes régionales et de leurs résultats, présentation de leur travail par les jeunes chercheurs, synthèses thématiques par exemple sur « La recherche agronomique pour le milieu paysan » ou les « Méthodes pour la recherche sur les systèmes d’élevage tropicaux », pour ne citer que deux ateliers qui firent l’objet d’Actes largement diffusés. Selon le cas, ces ateliers pouvaient être réservés à des publics restreints, ou au contraire ouverts plus ou moins largement au-delà des frontières du Département. Dans tous les cas, ils étaient le lieu d’échanges interdisciplinaires aussi passionnés que productifs, que nous nous attachions par la suite à valoriser de notre mieux. Nous en gardons tous un souvenir très vif, et beaucoup des chercheurs extérieurs qui ont eu le privilège d’y participer ont été frappés par l’intensité et la qualité de la dynamique collective qui était la marque du Département.

Si investis soient-ils dans leurs tâches d’animation scientifique, nos chercheurs seniors ne suffisaient cependant pas à couvrir les besoins d’encadrement individuel d’autant de jeunes chercheurs. Faute de temps, faute parfois des compétences nécessaires, nous étions donc contraints de faire largement appel à des intervenants extérieurs, dont il fallait organiser et financer les missions, ce qui entraînait en retour de nouvelles charges de travail.

Les relations extérieures n’étaient pas non plus toujours simples à gérer. La notoriété dont jouissait le Département, les moyens importants dont il était doté, n’étaient pas sans susciter quelques démangeaisons. Il était en outre souvent perçu par les autres départements de l’ISRA, en raison de sa pluridisciplinarité constitutionnelle, comme un concurrent impérialiste et tentaculaire, d’autant que Jacques revendiquait d‘une manière parfois provocante de jouer un rôle aussi bien en amont de leur action (dans la programmation et la coordination des recherches) qu’en aval (dans l’intégration et la valorisation des résultats pour le développement). Et quitte à nous compliquer encore un peu les choses en irritant les politiques, il ne perdait pas une occasion d’exposer publiquement les raisons pour lesquelles les choses iraient beaucoup mieux dans le pays si la recherche agronomique était appelée à jouer le rôle qu’elle méritait dans les débats sur l’avenir de la société sénégalaise.

Pour avoir suivi les difficultés institutionnelles et les conflits incessants dans lesquels se débattait le département SAD de l’Inra, créé trois ans plus tôt, je ne me faisais aucune illusion sur les chances que nous avions de développer, en quelques années seulement, une coopération harmonieuse avec les autres départements, voire avec les centres régionaux de l’ISRA, dont les responsables étaient majoritairement hostiles au PRA, comme avec les sociétés de développement, qui se montraient plus inquiètes de nous voir investir leur pré carré qu’intéressées à collaborer avec nous. Il aurait fallu, pour créer la confiance et obtenir les résultats espérés, laisser beaucoup plus de temps au temps.

Le Département disposait globalement des financements nécessaires. Mais ces dotations étaient attribuées aux projets de recherche que les différents bailleurs avaient choisi de soutenir. Certains de ces projets – le Département et le BAME en géraient une bonne quinzaine – émargeaient à cinq ou six sources de financement différentes. Or chaque bailleur de fonds imposait ses propres procédures de gestion et de suivi, ne débloquant des fonds nouveaux qu’au vu des rapports d’exécution technique et financière des phases antérieures de chaque projet. Au total, les tâches de gestion financière et les relations avec les bailleurs représentaient une charge de travail démesurée. Mais l’ISRA était loin de disposer des compétences en gestion et en informatique qui auraient été nécessaires pour faire face à cette complexité inouïe en matière de gestion et de finances.

Durant les deux premières années, le Département réussit néanmoins, mieux que d’autres, à mobiliser les crédits qui lui étaient attribués. Néanmoins, la levée des inévitables blocages prenait beaucoup de temps, entraînant des retards qui se cumulaient. Or, la part du financement couvert par le budget sénégalais ne suffisant pas à couvrir ne serait-ce que la rémunération des personnels nationaux, le Département était dangereusement dépendant des crédits extérieurs… qui n’arrivaient jamais à temps. Il en découla une gestion de plus en plus acrobatique. Contraint en permanence à faire de la cavalerie, Jacques jonglait avec les crédits et les bailleurs de fonds, qu’il enfumait si nécessaire. Nous savions pertinemment que cela ne pourrait pas durer très longtemps, d’autant que le reste de l’ISRA s‘enfonçait dans une crise profonde.

Epilogue

Au total, le projet que nous avait confié le PRA était clairement surdimensionné par rapport aux forces réelles du Département et irréaliste par rapport à l’état de son environnement institutionnel ; le calendrier était intenable, le mode de financement inadapté et ingérable. Nous avancions sur une corde raide, conscients de la fragilité de l’exercice.

Réduire les résistances de toutes sortes, surmonter la fragilité de la gestion, participer à consolider les nouvelles structures de l’ISRA, construire tous azimuts des alliances nouvelles et valider en même temps, sur le plan scientifique, un projet inédit à l’échelle mondiale, tout cela à marche forcée, c’était tout bonnement mission impossible. Comme le disait Jacques : «Même si nous n’avons que quatre ou cinq ans devant nous, ça vaut le coup. En cinq ans, on peut changer le monde. Mais il faut foncer ! ».

1982-1987 : la fête a duré cinq ans, de la création du Département jusqu’au départ de Jacques. Cinq années formidablement remplies et productives, en dépit de tout. Cinq années durant lesquelles j’aime à penser que nous avons effectivement contribué, à notre mesure, à changer le monde, en faisant avancer nos idées. Une aventure scientifique et humaine qui a profondément marqué tous ceux qui l’ont vécue. Un moment de grâce.

Pour ma part, j’avais quitté le Sénégal à la mi-86 pour rejoindre l’Inra-SAD. L’amitié précieuse de Jacques m’a accompagné jusqu’à sa mort et je garde au cœur, aujourd’hui encore, un souvenir lumineux de ces années passées à ses côtés, au sein de cette merveilleuse équipe, dont je salue tous les membres avec émotion.

Hommage à Bertrand Vissac

Un exemple pour nous tous

Contribution à la journée d’hommage organisée à Paris le 2 mars 2005 par l’Inra-Sad, par E. Landais, P.L. Osty, J. Bonnemaire, F. Papy, G. Matheron

Après les voix qui se sont élevées pour rendre un hommage unanime à l’action de Bertrand Vissac, voix auxquelles nous nous associons, nous sommes quelques-uns à souhaiter, dans le même esprit d’amitié, de respect et de fidélité à sa mémoire, rappeler que cet homme de conviction bien plus que de consensus n’a jamais recherché ni réuni de son vivant cette belle unanimité, qu’il n’a pas eu parmi nous un parcours facile, et enfin affirmer que, si nous l’admirons pour ce qu’il a fait, nous l’aimions aussi et surtout pour ce qu’il était.

Vissac

La trajectoire professionnelle de Bertrand Vissac a été balisée par deux événements également passionnels : sa rencontre initiale avec Jacques Poly, qui le fit entrer à l’INRA et en Génétique comme on entre en religion, puis son passage au département SAD, dont il fut le premier responsable, mission dans laquelle il  s’investit totalement.

Comme il l’a raconté lui-même, la rencontre avec Jacques Poly fut décisive. Ce très grand patron, visionnaire, grand stratège et grand communicateur, diplomate rusé et parfois brutal, était à bien des égards l’opposé de Bertrand, mais ils étaient et restèrent amis. Après en avoir été le fidèle lieutenant puis le successeur à la tête du département de génétique animale, Bertrand a souvent souffert par la suite de ce qu’il appelait son incompréhension, de son soutien à ses yeux trop mesuré, quoique ce soutien ne se démentit jamais dans les crises les plus graves.

Dans les rangs du département de Génétique animale, l’action de Bertrand Vissac fut diversement appréciée, à mesure qu’évoluait sa vision des enjeux et des priorités de la recherche, et que montaient les tensions que cette vision ne pouvait que susciter. Il en parla lui-même plus tard, dans un style qui n’appartient qu’à lui : « Je ne sais comment remercier Jacques Poly de m’avoir extrait d’un contexte où l’écologisme, le génotypisme et le molécularisme n’étaient plus gérables de concert par moi. C’est Gilbert Jolivet [alors Inspecteur général de l’INRA] qui a permis, avec beaucoup de tact, mon passage  difficile vers le SAD. J’ai en effet horreur des ruptures et celle-là fut encore plus profonde que je ne l’avais pensé ».

Si nous saluons aujourd’hui la réunion des deux départements de recherche qui furent successivement ses deux familles professionnelles, nous nous souvenons aussi que son passage de l’une à l’autre fut difficile à vivre pour ceux qui étaient les plus proches de lui. Certains en furent durablement blessés. Bertrand lui-même a beaucoup souffert de cette brouille et de l’incompréhension durable qui s’ensuivit entre les deux départements, et qu’il ressentait comme un échec personnel.

La mission de créer le SAD que Jacques Poly lui confia en 1979, au grand dam de certains, se heurta à d’autres difficultés. Bien que la commission Bouchet eût préparé les esprits, il fallut la clairvoyance et l’audace d’un Jacques Poly pour imposer l’assemblage constitutif de ce département atypique, et il fallut toute l’énergie et toute l’imagination d’un Bertrand Vissac pour lui donner une consistance. Pourtant, il mit un certain temps à conquérir véritablement sa légitimité de chef de département. L’équation SAD = Vissac s’imposa d’abord à l’extérieur du département : présent sur tous les fronts, défendant le SAD en permanence, quitte à s’exposer lui-même dans un environnement institutionnel qui prenait ses distances plus souvent qu’il ne marquait son intérêt, il incarnait véritablement le département aux yeux des non sadiens, alors même qu’à l’intérieur il se sentit longtemps décalé.

Des équipes qui formèrent le SAD, Bertrand ne partageait en effet au départ ni la culture (les cultures), ni les références. Lui-même doutait encore, bien des années après, se les être véritablement appropriées ! Mais il avait en commun avec ces équipes quelque chose de beaucoup plus profond : l’engagement personnel dans l’exercice du métier, le rejet du réductionnisme et surtout ce que Jean-Marie Legay appellera « le choix de la complexité », dans laquelle il encouragera constamment le SAD à enraciner sa pratique.

Du côté de la direction de l’INRA, après la tutelle initiale, tout en doigté, de Jean-Claude Tirel, c’est Claude Béranger qui héritera du SAD dans le périmètre de sa direction scientifique et qui à son tour en épousera la cause, même si son projet scientifique lui apparaît bien hasardeux de prime abord. Pour lui, la difficulté est double : avec le département SAD, dont il ne partage pas les implicites, et avec son chef. La fameuse RCP Aubrac, puis les actions développées autour de la race bovine du même nom, constitue heureusement une référence partagée. Sur l’Aubrac, ils ont appris à s’estimer, mais pas vraiment à se comprendre, et l’attelage improbable qu’ils formaient mit bien souvent leurs nerfs à l’épreuve ! Nous leur sommes reconnaissants d’avoir su démontrer qu’ils étaient l’un et l’autre de taille à surmonter cette difficulté pour regarder plus loin et veiller au grain ensemble.

La vie du SAD n’a jamais été un long fleuve tranquille. Comment, au départ, faire vivre et travailler ensemble des équipes et des personnalités venus d’horizons si divers, qui n’avaient pas l’habitude de se côtoyer ni de se lire ? La méthode de Bertrand, ce fut le forum, le débat sans autre impératif que la liberté de parole et sans préséance. Il était le seul chef de département de l’INRA susceptible de se faire publiquement engueuler par n’importe lequel de ses agents dans n’importe quelle assemblée, et de répondre patiemment !

Dans cette cacophonie, qu’on nous a souvent reprochée, il y avait néanmoins un pilote, qui veillait au sens de la marche. Et c’est ainsi qu’un beau matin – c’était à Vaisons-la-Romaine en 1988, neuf ans après l’assemblée générale constitutive de Toulouse – nous avons découvert étonnés que nous formions désormais un véritable collectif, et que ce qui nous rassemblait était beaucoup plus fort que ce qui nous séparait.

Chacun, précédemment, avait pu ressentir de la perplexité, voire quelque vertige face aux considérations labyrinthiques qui étaient la spécialité du chef, qui mêlait allègrement les senteurs de l’histoire à la cybernétique, la génétique à la sociologie, l’agriculture à la philosophie politique… jusqu’à ce que Jean-Louis Lemoigne, Edgar Morin, Bruno Latour, Michel Serres et d’autres nous apprennent à repérer le stratégique et le contextuel, nous initient à l’acrobatie du multi-échelles multi-niveaux et aux vertus de l’indiscipline, nous faisant découvrir par la même occasion que nous avions sous la main, en la personne de Bertrand, un authentique praticien de la complexité, un véritable professionnel de la controverse socio-technique !

Au quotidien, les rapports avec le chef de département, si accessible qu’il fut, n’étaient pas forcément faciles. « La compréhension est un cas particulier du malentendu », cette formule de Culioli que nous a fait connaître Jean-Pierre Darré, s’appliquait assez bien à nos conversations avec Bertrand. Vous entriez, il se levait, cordial : « Comment ça va ? Vous avez cinq minutes ? ». Un siège, un café et c’était parti. Le sujet de votre visite à peine énoncé, vous vous trouviez pris à témoin des réflexions que le chef avait tirées de sa dernière lecture ou de sa dernière rencontre avec quelqu’un que vous ne connaissiez généralement pas et dont vous n’aviez aucune idée de pourquoi diable il vous en parlait, alors que c’était de tout autre chose que vous étiez convenus de discuter. Vous repartiez vaguement frustré, avec tout de même en poche quelque pépite, et la satisfaction de trouver finalement quelques motifs d’encouragement dans la parole qui était tombée de la bouche du sphinx.

Certes il savait lire et écouter, certes il était attentif aux autres, mais la moindre étincelle dans la pensée de son interlocuteur pouvait instantanément allumer, dans la sienne, un incendie. Des intuitions fortes qui l’enflammaient, il lui fallait alors informer, toutes affaires cessantes, quiconque poussait sa porte ou l’appelait au téléphone, et à destination des autres plus lointains noircir sans délai ni marge des feuilles et des feuilles de ses immuables blocs quadrillés. Ainsi tous les jours s’envolaient dans toutes les directions des missives jamais relues, à l’exception des courriers les plus vengeurs qu’Any gardait un peu sous le coude, « une heureuse habitude » selon les propres termes de Bertrand !

C’est que sa pensée, sans cesse alimentée par une vigilance et une inquiétude qui ne l’ont jamais quitté, se construisait en réalité dans la communication, ou plus précisément dans la formalisation qu’elle impose. Et si le sujet continuait à occuper son esprit, une seconde version, puis une troisième, déferlaient sur votre bureau en vagues successives, recouvrant la première avant même que vous en ayez achevé la lecture, et vous décourageant de le faire. Quant aux références qui avaient nourri sa pensée, réminiscence floue, lecture marquante ou discussion de la veille, elles balisaient sa prose sous forme de simples noms entre parenthèses, sans lieu ni date, cet à-peu-près ne rimant pas avec négligence, mais avec urgence. Cueillis au hasard des rencontres et des lectures, les idées, les mots, étaient mobilisés au service d’une construction dont à l’époque bien rares étaient ceux qui percevaient la globalité et la cohérence, et dont il nous a finalement livré la clé dans Les vaches de la République.

En vérité, à l’exception peut-être du carré des fidèles de la première heure, nous ne saisissions que des fragments de ce discours fleuve qui ne cessait de se recomposer au fil du temps. Et pourtant, en bien des occasions, sans savoir exactement ce qu’il lui doit, sans pouvoir s’y référer précisément, chacun d’entre nous sait qu’il a puisé à ce flot libre et impétueux.

Tel était Bertrand Vissac, cet homme dans le souvenir duquel nous communions aujourd’hui en mesurant combien nous lui étions attachés. Une silhouette massive, un peu voûtée, une présence forte dans le regard noir sous la mèche qui barre le front, la bouche cachée par la main jaunie qui pince la cigarette ou qui malmène un ongle. Et aussi la sensibilité et la disponibilité. Il était de ceux qui se mobilisent au moindre appel, qui souffrent des malheurs des autres, qui se laissent aller à l’émotion sans songer à la dissimuler. Emotion d’une rencontre, d’une situation, qui le laissait plus désarmé que celui ou celle qui était venu chercher son réconfort.

Du paysan de Margeride, comme il aimait à se qualifier lui-même, il avait la simplicité et la modestie.

Nous l’aimions parce qu’il était courageux, obstiné, maladroit et désolé de l’être. Parce qu’il était honnête, fidèle et généreux. Parce qu’il était une conscience en éveil, un homme engagé, un chercheur citoyen, un exemple pour nous tous.

Avant qu’il soit mon chef

Extrait de mon ouvrage Quand j’étais chercheur

Bertrand Vissac a été mon chef de département durant les dix années (1986-1996) où je fus affecté au Sad, et je suis resté proche de lui jusqu’à son départ en retraite, que nous avons dignement fêté en Corse, en présence de Simone, son épouse, dans une ambiance d’amitié fermente, à l’été 1994. Par la suite, nous sommes toujours restés proches.

Mais avant tout cela, avant qu’il soit mon chef, il avait déjà exercé une influence décisive sur mon parcours scientifique.  

De retour à Paris dans les premiers jours de septembre 1977, à l’issue de mon premier séjour africain, au Tchad, j’avais entrepris de compléter ma formation en suivant le DEA de Génétique quantitative et appliquée patronné par Maxime Lamotte et coordonné par Jean Génermont et Yvette Dattée.

Piètre matheux, je découvris avec consternation que je ne saisis pas la moitié des oracles sibyllins de Guy Lefort, ni le quart de la statistique gesticulatoire de Jean Coursol. Heureusement pour moi, il y avait aussi la tranquille rationalité de Jean-Louis Foulley, le suivi attentif d’Yvette Dattée, la lumineuse pédagogie de Jean Génermont. Grâce à eux et à quelques autres, je m’en tirerai. Mais j’ai compris que je n’ai pas l’étoffe d’un chercheur en génétique.

Bertrand Vissac, qui dirigeait alors le département de Génétique animale de l’Inra, tout en suivant le processus de création du futur département SAD, sans encore savoir qu’il serait appelé à le diriger, me reçut dans son bureau de Jouy-en-Josas pour discuter du sujet de mon futur mémoire de DEA. Il me proposa tout de go un travail centré sur l’utilisation pour la sélection des modèles d’analyse et d’évaluation des systèmes d’élevage bovin allaitant, une question à la charnière entre systémique et génétique qui était au cœur de ses propres interrogations.

Avait-il pressenti que je deviendrai un militant de la cause systémique ? Ou bien projetait-il déjà ses questionnements personnels indistinctement sur tous ses interlocuteurs, ainsi que je le verrai faire par la suite, je ne sais. Toujours est-il qu’il fut le premier à me parler Système d’élevage, orientant d’emblée mon parcours de recherche vers la quête de ce Graal, qui l’occupera du début à la fin. Rien, en tout cas, n’aurait pu mieux me convenir.

Mon stage se déroule à la Station d’Amélioration Génétique des Animaux de l’Inra Toulouse, sous la direction de Jean-Michel Elsen, étincelant maître de recherche d’un an plus jeune que moi ! Disponible, intéressé, ouvert, il n’a aucune antériorité sur le sujet de mon mémoire et me laisse libre d’orienter mon travail, qu’il suit néanmoins au jour le jour, en m’apportant une aide précieuse, tant par la pertinence et la finesse de ses réactions que par l’efficacité de son appui méthodologique.

L’étude bibliographique des modèles proposés à l’époque nous montre qu’ils pêchent très généralement par la faiblesse de la description des phénomènes biologiques sous-jacents (hypothèses réductrices, relations linéaires, absence d’interactions, etc.). Ces modèles se prêtent donc mal à la simulation des phénomènes complexes qui président à l’élaboration du rendement d’une unité d’élevage et ne sont donc que de peu secours pour atteindre l’objectif (bien trop) ambitieux fixé par Bertrand Vissac : préciser le poids économique respectif des différents caractères génétiques en vue de rationaliser le choix des objectifs de sélection. Cette constatation nous conduit à recommander une démarche de modélisation nettement plus exigeante sur le plan de la description des mécanismes en cause, qu’ils soient biotechniques ou économiques.

La lecture des seuls auteurs qui abordent à cette époque la question de la modélisation systémique, von Bertalanffy et Walliser, nous montre la voie à suivre, mais leurs ouvrages se situent à un tel niveau d’abstraction qu’ils nous sont d’un faible secours en pratique. C’est donc sans filet que, pour aller plus loin et tester la faisabilité de la démarche, j’entreprends d’élaborer un modèle de simulation de la croissance pondérale et de la composition corporelle d’un bovin viande, en fonction de son type génétique, de son sexe et de la stratégie de rationnement qui lui est appliquée, dont le modèle doit, au passage, permettre de tester la pertinence.

A la fin de mon stage, ce modèle « tourne » sur l’ordinateur de la station. Son architecture a mis en évidence une variable clé : le niveau d’alimentation, qui dépend directement du niveau d’ingestion, paramètre dont l’évaluation s’affirmera des années plus tard comme un enjeu central dans l’étude des systèmes d’élevage extensif.

Après une interruption estivale que nous mettons à profit, Dominique et moi, pour nous marier, mon année sabbatique se termine. Une nouvelle affectation m’attend. Je n’aurai donc pas la possibilité de tester correctement, d’améliorer et de valoriser mon modèle… qui est très loin d’être en mesure de déboucher sur des applications susceptibles d’intéresser les généticiens. Mon travail, en effet, s’est pour l’essentiel situé en amont, dans le champ de la zootechnie plutôt que dans celui de la génétique. Bertrand Vissac en prend acte et imagine d’y intéresser le Département Elevage et Nutrition des Herbivores, dirigé par le célèbre Robert Jarrige.

Rendez-vous est pris à Theix, où nous sommes accueillis par une sombre matinée de novembre. Nous sommes directement conduits, sans même un café, dans une salle de réunion où je suis invité à présenter mon travail devant le Jarrige entouré de ses seconds couteaux les plus concernés, dont Jacques Robelin, Michel Petit, Yves Geay et Georges Liénard, que je rencontre tous pour la première fois. L’accueil est glacial. A l’issue de mon exposé, Jarrige se tourne vers Vissac et lui déclare tout de go qu’il est inacceptable qu’un tel travail ait pu être engagé au sein du département de Génétique animale. Le ton est donné. Les interventions suivantes, exclusivement critiques, n’ont qu’un objectif : redire qu’en effet, hors de leur citadelle, une réflexion de ce type n’a pas la moindre légitimité, ni le moindre sens, ni la moindre chance d’aboutir. En vertu de quoi aucun des intervenants ne manifeste la moindre marque d’intérêt ou de sympathie. Fin de partie.

Nous repartons furieux et déçus. Je pète de trouille dans la descente car Vissac, au volant, les dents serrées, roule comme une bourrique jusqu’à l’entrée de Clermont en  marmonnant sans arrêt « Les cons, les cons, les cons… ». Quand il se calme un peu, il s’excuse de m’avoir exposé, alors que je n’appartiens même pas à l’Inra, dans cette escarmouche institutionnelle, typique des résistances liées au cloisonnement de l’institution. Des résistances contre lesquelles, je ne le sais pas encore, nous bataillerons ensemble plus tard, et durant des années.

En 1982, je bénéficie d’une année sabbatique pour rédiger ma thèse. J’ai beaucoup aimé cette année paisible et studieuse, comme entre parenthèses (elle ne fut interrompue que par une mission de courte durée en Côte-d’Ivoire) et je mesure la chance qui m’a été donnée de pouvoir ainsi profiter, après des années de terrain très chargées, d’une période de bilan et de valorisation aussi sereine.

Soutenue début 1983, ma thèse, intitulée Analyse des systèmes d’élevage bovin sédentaire du Nord de la Côte-d’Ivoire fut à ma connaissance le premier ouvrage en français dont le titre comportait le terme de Système d’élevage. Mais elle aurait plus justement mérité un titre comme « Tout ce que je sais sur l’élevage bovin sédentaire du Nord de la Côte-d’Ivoire ». J’avais en effet choisi d’y assembler, sans renoncer à rien, l’ensemble des connaissances glanées dans la bibliographie et les résultats de mes propres enquêtes pour composer un premier tome de mise en perspective (330 pages tout de même) intitulé Les systèmes d’élevage dans les systèmes agraires traditionnels, qui présentait successivement le milieu naturel, le milieu humain, les systèmes de culture, les systèmes d’élevage et leur organisation, et enfin les relations entre agriculture-élevage. C’est seulement dans le second tome, centré sur les aspects zootechniques, que l’on trouvait l’analyse des performances zootechniques, sanitaires et démographiques mesurées en milieu villageois traditionnel, à partir des résultats originaux de nos suivis de troupeaux.

Le professeur Maxime Lamotte, qui présidait le jury, ne manqua pas de relever le caractère hétérogéne, voire hétéroclite, des connaissances ainsi assemblées : « Votre thèse, asséna-t-il d’emblée en commençant une intervention par ailleurs bienveillante, m’apparaît comme une chimère, au sens biologique du terme ». Par la suite, une bonne partie des débats fût consacrée, à juste titre, à l’articulation – ou plus précisément à la faiblesse de l’articulation – entre les deux tomes.

Bertrand Vissac, qui en fut tout naturellement l’un des rapporteurs, fit part sans nuance – dans un rapport que certains (à commencer par ma mère, que je voyais avec inquiétude s’agiter, outrée, sur sa chaise) jugèrent exagérément critique, en dépit de ses conclusions très positives – de sa perplexité, voire de sa déception face à un travail qui, à ses yeux, « tout en marquant d’indéniables avancées en termes de méthodes d’investigation et de connaissances produites, laissait un vide central sur la conceptualisation de l’objet de recherche lui-même ». En d’autres termes, j’avais passé trois ans à étudier et décrire aussi minutieusement que possible les systèmes d’élevage nord-ivoiriens sans jamais préciser ce que j’entendais exactement par « système d’élevage », sans jamais définir ce nouvel objet de recherche, comme s’il se fut agi d’une évidence partagée, d’une donnée et non d’un concept à construire. D’où sa frustration : mon travail ne faisait pas avancer la réflexion théorique qui, de son point de vue de chef de département, était l’enjeu central du débat alors très vif sur l’approche systémique.

J’ai relu cent fois ce rapport prolixe, obscur et génial. Il avait raison sur tout et me désignait clairement la direction à suivre. Je ne sais pas si j’aurais un jour osé, sans cette injonction, m’engager sur le terrain du débat théorique où il me conviait. Je n’étais, à l’évidence, pas en mesure de le faire auparavant, mais, ainsi encouragé, je m’en découvrais désormais l’envie. Il était parfaitement exact que la pertinence d’une lecture de la réalité en termes de systèmes d’élevage, ne relevait, pour moi, que d’une conviction intime, mais j’avais longuement testé cette intuition sur le terrain. Elle m’avait guidé et permis d’avancer sans se dérober. Elle s’était enrichie et précisée au fur et à mesure que – je le comprenais maintenant – je construisais empiriquement « mes » systèmes d’élevage ivoiriens en croisant laborieusement des couches d’information avec l’espoir qu’elles se donneraient sens mutuellement.

Cette démarche hasardeuse avait porté ses fruits : j’étais convaincu de tenir mon objet, sous la forme de quelques spécimens de systèmes d’élevage agro-pastoraux ou pastoraux dont j’avais le sentiment de comprendre à peu près le fonctionnement, en combinant les logiques et pratiques d’acteurs avec les relations biotechniques qui déterminaient leurs effets. Ce que me disait Vissac, c’est qu’il me restait à refaire le chemin en sens inverse : à déconstruire ces systèmes, à les dépouiller de toute chair pour en abstraire la généralité tant structurelle que fonctionnelle et enfin proposer un concept transposable de système d’élevage, un outil opératoire pour la recherche et le développement.

Je sais désormais qu’il me faut diriger mes pas vers ce que le philosophe Bruno Latour, je le découvrirai plus tard, appelle « le cinquième horizon de la recherche » : la production de ces concepts et théories qui jouent un rôle de liant essentiel dans les dynamiques de la science en fédérant les communautés scientifiques autour d’une vision commune.

Trois ans plus tard, alors que je choisis de « trahir le Cirad », selon les mots de Bernard Bachelier, son futur directeur-général, qui ne me pardonnera jamais mon départ, je me porte candidat au concours de Chargé de recherche ouvert par l’Inra-Sad. Devant un jury impressionnant – une bonne quarantaine de membres – je suis cuisiné par les deux rapporteurs de mon dossier : Claude Béranger, spécialiste clermontois de l’élevage bovin-viande, que la direction générale a imposé à Vissac en tant que directeur scientifique du département, et Michel Sebillotte. Conscient d’avoir livré une piètre prestation, j’attends dans les couloirs avec une certaine inquiétude les résultats de la délibération du jury. Vissac paraît enfin, mi-figue mi-raisin, et me félicite : je suis recruté en qualité de Chargé de recherche de première classe. Ouf !

Pour fêter ça, il m’offre une bière au bistrot voisin, où il m’avoue, penaud, que la discussion a été chaude et qu’il a été mis en difficulté par l’un des membres associés du Sad, Alfred Conesa, qui, pour mieux soutenir un autre candidat, lui a perfidement demandé pourquoi il me défendait si fort, alors qu’il s’était montré paraît-il tellement critique lors de ma soutenance de thèse. Et voilà mon Bertrand qui se met à bafouiller, me présente ses excuses et entreprend de m’expliquer que personne n’a rien compris, qu’il a en réalité beaucoup apprécié mon travail, etc.

C’est à mon tour de le rassurer. Je l’interromps pour lui dire d’une part que je lui suis très reconnaissant d’être probablement la seule personne à avoir ingurgité de la première à la dernière les 746  pages de ma thèse, et d’autre part que nous avions tous les deux eu beaucoup de chance ce jour-là : lui, que ma mère ne soit pas venue armée, et moi, de bénéficier d’une analyse aussi exigeante de mon travail. En vertu de quoi nous avons partagé une seconde tournée, entre rescapés.

Hommage à Alain Provost

Mon premier patron

Novembre 2002

Je me souviens de ce matin de janvier 1975 où j’ai poussé pour la première fois la porte du grand bâtiment blanc[1] devant lequel j’étais passé presque chaque jour au cours des quatre années qui venaient de s’écouler. Je voulais simplement me renseigner sur le cours de l’Exo et sur les carrières qui nous étaient ouvertes outre-mer. Je revois, dans l’entrée, l’énorme crocodile empaillé et les cornes improbables qui paraient le crâne d’un animal inconnu. Je me souviens que dix minutes après on m’emmenait au second étage, dans le bureau d’un petit monsieur très souriant qui portait une drôle de ficelle autour du cou en guise de cravate. Deux heures plus tard, j’étais face au directeur général, Monsieur Thomé, qui derrière son immense bureau d’angle discutait au téléphone avec un dénommé Provost, lequel appelait du Tchad, lui répondait qu’il avait peut-être enfin trouvé un adjoint pour lui, posait la main sur le combiné pour me demander à partir de quand je serai libre, et lui annonçait mon arrivée pour le mois de mars. Je fus recruté le jour même.

Je me souviens que le Président Tombalbaye fut assassiné le 13 avril, jour où je devais prendre l’avion, et que cela retarda mon départ de quarante-huit heures.

Je me souviens de mon arrivée à N’Djaména, de l’impression d’entrer dans un four en franchissant la porte de l’avion, malgré l’heure matinale. Mon premier patron avait une petite moustache. Il m’attendait en se marrant au pied de la passerelle, la bouche de travers et les yeux plissés. Je me souviens que nous avons commencé par une visite de la ville, de Chagoua à Farcha, avec un arrêt à l’Etoile du Tchad, où nous sommes montés sur la terrasse siroter une mangue pressée, un nectar glacé, un pur délice. Je me souviens de l’appel du muezzin, de l’odeur de la tannerie voisine, du magasin chinois, le premier que je voyais, de ma trouille d’attraper la chiasse.

Alain Provost

Je me souviens que quinze jours plus tard il partait pour plusieurs mois, me laissant la direction du labo ; que le cher Philippe Nomblot parvint à me convaincre qu’on allait s’en tirer, et qu’on s’en est tiré.

Plus tard, je me souviens de l’œil pétillant du chef. Je le revois entrant dans le bureau en se frottant les mains : « Landais, on va faire un coup ! ». Brillant microbiologiste, il partageait son temps entre la direction et le bâtiment voisin, où il travaillait à la paillasse. Mon ami François Bertin, qui travaillait avec lui au labo de production de vaccins viraux, le voyait de même pénétrer dans son bureau en coup de vent, surexcité : « Bertin, ça y est, on est en route pour Stockholm ! ». Quelques heures ou quelques jours plus tard, il arrivait dépité : « Putain, je me suis gourré ». Le Nobel serait pour plus tard.

Je me souviens qu’il fut la première personne que j’aie vue priser ailleurs que dans les films. De son air triomphant lorsqu’il rentrait de France, les poches pleines de petites boîtes rondes et colorées de pétun qu’il avait ramenées en cachette et planquait au bureau ; de ses mouchoirs dégueulasses qui faisaient hurler Josette. Je me souviens qu’après sa prise il lui arrivait tout à coup de s’interrompre au beau milieu d’une conversation pour lâcher dans la corbeille à papier, sous mes yeux incrédules, un long jet de salive noirâtre.

Je me souviens qu’il entretenait avec l’un de ses meilleurs rivaux et ennemis du nom de D. une correspondance fielleuse. Chacune de ses lettres commençait par « SCD », ce qui se lisait au choix comme « Salut cher D. » (version officielle) ou « Sale con de D. », version qu’il privilégiait nettement.

Je me souviens des dîners où Josette régalait le tout N’Djaména de sa cuisine et Alain de ses histoires, dans une ambiance de camaraderie et de convivialité extraordinaire.

Je me souviens, dans leur cuisine, Alain s’empiffrant – il n’y a pas d’autre mot – de concentré de tomate qu’il puisait directement à la cuillère à soupe dans une boîte de conserve d’un kilo. « Vous devriez essayer, Landais, c’est plein de vitamines », me lançait-il avec un clin d’œil canaille en direction de l’ardoise murale où il notait pour Josette le programme de la semaine : « Lundi : coït ; Mardi : coït ; Mercredi : coït ; Jeudi : coït ; Vendredi : coït ; Samedi: coït, coït ; Dimanche : messe, repos ».

Plus tard encore, je me souviens de ma surprise face au chef débarquant au milieu de la nuit, triomphant et hilare, à l’aéroport de N’Djaména, et brandissant devant mon air déconfit une bouteille de champagne pour se faire pardonner illico la bonne blague à laquelle il avait participé en m’adressant de France, huit jours auparavant, un télégramme aussi bidon que sibyllin qui m’annonçait pour cette nuit-là l’arrivée impromptue de Dominique, l’élue de mon cœur, qui était en vacances en France avec ses parents. Le texte du dit télégramme, ouvert « par erreur » par une main complice, avait bien entendu largement diffusé et alimentait depuis une semaine les spéculations goguenardes de tout le labo.

Je me souviens des presque deux années passées à travailler à ses côtés sans un nuage. Je me souviens de tout ce qu’il m’a appris. Je me souviens que c’est lui qui m’a donné l’envie de devenir chercheur, puis les moyens de le faire

Je me souviens que, lorsque j’entrepris de lancer, à l’échelle d’un village proche de N’Djamena, un programme expérimental de contrôle des performances individuelles de reproduction, de croissance et de production laitière des chèvres de race locale conduites de manière traditionnelle, Alain Provost, qui m’avait jusqu’alors laissé mener ma barque seul, tout en suivant discrètement mes démarches, fut le seul à me soutenir. Bien que sceptique sur mes chances de réussite, il joua le rôle du deus ex machina, m’alloua une petite ligne de crédit et me souhaita bonne chance.  

Je me souviens l’avoir déçu lorsque, presque dix ans après, il ne parvint pas à me dissuader de quitter l’Institut pour l’Inra. Je me souviens que ce jour-là il me souhaita bonne chance et m’offrit son beau stylo à plume d’or, en me prédisant que j’en aurai un jour besoin pour signer.

Je me souviens l’avoir recommandé, quelques années plus tard, alors qu’il venait d’être admis à l’hôpital du Val de Grâce pour y soigner un cancer, à mon cher ami Joël de Bourayne, qui y officiait alors en tant que médecin militaire, et que Joël veilla sur lui avec beaucoup de sollicitude et d’amitié.

Et je me souviens que je l’aimais.

Notes

[1]. L’Institut d’élevage et de médecine vétérinaire des pays tropicaux (IEMVT), héritier de l’Institut de médecine vétérinaire exotique, et couramment dénommé « l’Exo », occupait un bâtiment inclus dans l’enceinte de l’Ecole vétérinaire d’Alfort.